Toute personne ayant côtoyé Claude Chabrol vous racontera combien le bonhomme était sympathique, affable et joyeux. Cependant sa bonté avait des limites : qu’on critique son oeuvre s’il la jugeait bonne et, accessoirement, qu’on badine avec ses goûts culinaires -sa deuxième passion.
En janvier 1999 Il tombe sur un papier du critique de cinéma de L’Express, Jean-Pierre Dufreigne. Qui écrit à propos d’ Au cœur du mensonge:
«Le film n’est rien. Parce que Claude Chabrol a flemmardé. A préféré explorer la cuisine bretonne. On connaît son goût des spécialités locales. […] Voilà comment on bousille un film qui a tout pour plaire.»
Dans cette critique intitulée «L’indigestion», Dufreigne taille un joli costume à Chabrol pour l’hiver, mais ce n’est pas ce que le réalisateur retient du papier. Après tout, avec plus de cinquante films à son actif, il faudrait être fou pour se mettre encore la rate au court-bouillon pour une simple mauvaise critique. Non, ce qui gêne Chabrol, c’est que Dufreigne lui prête des mœurs culinaires peu orthodoxes.
Un an plus tard, sur le tournage de Merci pour le chocolat, un autre journaliste du même hebdomadaire, Eric Libiot, rapporte les propos du cinéaste:
«Ce monsieur n’a pas aimé mon précédent film, Au cœur du mensonge. C’est son droit le plus strict. Mais dans sa critique, il s’est permis d’écrire, affirmant que je préférais manger plutôt que de tourner, qu’après une andouillette j’avalais des œufs à la neige. Hérésie! Les mettre au même repas est une faute de goût dont je suis incapable.»
Claude Chabrol, également scénariste, décide alors de concocter une petite vengeance:
«J’ai donc décidé que Dufreigne serait l’homme peu recommandable de mes films. Ici, je commence petit, mais dans les suivants, ça va être saignant…»
Ainsi, le pauvre personnage de Dufreigne –interprété par Michel Robin– se fait traiter de«vieux con» par Isabelle Huppert.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Car que se passe-t-il quand un chroniqueur de cinéma égratigne à son tour Merci pour le chocolat? Si Jean-Pierre Dufreigne se tient à carreau (le critique félicite d’abord Chabrol de livrer aux spectateurs sa recette du chocolat chaud et conclut par cette phrase: «En fait, cet homme est extrêmement sympathique»), Jean-Pierre Lavoignat, cofondateur moustachu de Studio Magazine, ne se prosterne guère devant ce dernier long-métrage et le fait savoir dans les colonnes de son journal.
Si cette fois, Claude Chabrol n’exprime aucune animosité en public, il prend soin de garder en tête le nom de sa prochaine victime. Il laisse passer un film (La Fleur du mal,2003), probablement parce qu’il n’en signe pas le scénario, tout en planifiant son offensive.
La Demoiselle d’honneur sort en 2004. Le film noir, tiré d’un roman britannique du même nom, raconte la passion dévorante et destructrice de deux jeunes amoureux, joués par Benoît Magimel et Laura Smet.
L’un des moments-clés de l’histoire est constitué par l’annonce, à l’un des personnages principaux, du meurtre sanglant d’un voisin innocent. Et comment pourrait bien se nommer cet homme qui prend cher? Lavoignat, bien sûr!
Après La Demoiselle d’honneur, aucun autre critique ciné ne sera blessé lors des tournages suivants de Claude Chabrol, décédé en 2010 à l’âge de 80 ans. En 2007, Jean-Pierre Lavoignat s’est vu remettre les insignes de Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres pour sa longue carrière de journaliste et cinéphile.