Un film de Sophie Fillières
Avec: Agnès Jaoui, Philippe Katerine, Édouard Sulpice, Angelina Woreth, Valérie Donzelli, Emmanuel Salinger, Laurent Capelluto, Maxence Tual
Barberie Bichette, qu’on appelle à son grand dam Barbie, a peut-être été belle, peut-être été aimée, peut-être été une bonne mère pour ses enfants, une collègue fiable, une grande amoureuse, oui peut-être… Aujourd’hui, c’est noir, c’est violent, c’est absurde et ça la terrifie : elle a 55 ans (autant dire 60 et bientôt plus !). C’était fatal mais comment faire avec soi-même, avec la mort, avec la vie en somme…
Notre avis : ***
Avec l’esprit de dérision léger et tragique qui caractérise son style, Sophie Fillières fait le portrait dans Ma vie, ma gueule, d’un personnage féminin hors norme, Barberie Bichette, interprété par Agnès Jaoui. Cette poétique et farfelue « Barbie » Bichette traverse une cascades de péripéties auto-produites qui témoignent d’une imagination aussi débordante que désopilante, aux antipodes de la poupée blonde dont l’argument se réduit à la plastique en plastique. La vie de Barbie Bichette est ainsi une succession de rencontres et situations qui sont autant d’occasions de renouveler le regard sur l’existence avec une délicatesse aussi subtile que décalée, notamment dans la description des questionnements féminins.
Mais derrière les rires et la poésie, les larmes élégiaques d’une disparition pressentie nous détachent de l’histoire et de la vie en même temps que Barberie, dont le prénom évoque aussi avec dérision le caractère barbant du face à face avec la mort. Ce film testament, ce film d’adieux qui démarre à Paris dans la vie d’une femme vieillissante, presque banale, d’une infinie douceur, et d’une infinie pudeur, dont les enfants tant aimés ont grandi et s’éloignent, laisse place à un vide qui ne vaut plus la peine d’être vécu. Le quotidien parisien devient inadapté, invivable, incompréhensible et conduit Barbie sur les rives du Styx, la Manche, qu’elle traverse pour aller vers les champs élyséens du Cunaig britannique.
Evoquant le parcours de la réalisatrice regrettée, ce film dépeint, de l’intérieur, la progression consciente d’une mortelle maladie mentale. Il montre avec tendresse, les ressources créatives débordantes de l’inadaptation au réel. Un inconnu revient des limbes de l’oubli et voici que Barberie voit surgir la faucheuse annonçant la fin de la boucle. Le film s’achèvera en arc-en-ciel. Agnès Jaoui est au sommet de son art pour interpréter Barberie Bichette, alter ego de la réalisatrice, personnage féminin aussi brillant qu’improbable qui trouve en Philippe Katherine un ange aux apparitions réconfortantes ainsi que le compositeur de la bande musicale du film.
L’hommage au psychanalyste Marc Strauss, que tout bon parisien a connu, connaît ou connaîtra un jour, fournit une des scènes les plus drôles du film. Ironie tragique, dérision se gondolant et finissant en dérisoire apothéose : le personnage percuté par le retour du refoulé bascule et fonce tout droit en hôpital psychiatrique. Le film livre parmi les plus belles et poétiques scènes d’internement qui aient été. Le cisèlement poétique des dialogues et des personnages transfigurent littéralement la réalité de l’hôpital de jour, qui devient un nouveau lieu de création et de rencontres avec des personnes plus belles et lunaires les unes que les autres.
La conscience aiguë de la fugacité risible et infiniment émouvante de nos existences transfigure un style un peu inachevé du fait de la course contre la montre effectuée par la réalisatrice pour mener à bien son projet. Ce dernier film devient élégie, voyage méditatif sur la brièveté de l’existence, oeuvre de courage et de dignité, qui souligne la porosité des frontières entre santé et maladie. Sophie Fillières, à son apogée, à travers cette prosopopée relatant une aventure singulière, nous parle de nous depuis l’ailleurs.