Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter, 1978) marque un basculement dans la carrière de Michael Cimino. Après deux scénarios (Silent Running en 1972 et Magnum Force en 1973), et un premier long métrage prometteur (Le Canardeur, 1974), le style de Cimino arrive à maturité. Souvent considéré comme le premier volet d’un diptyque achevé un an plus tard avec La Porte du Paradis, Voyage au bout de l’enfer fait montre d’une maitrise de l’espace et du temps qui confine au grandiose. La ressortie en salles cette semaine de ce film de guerre pas comme les autres prouve le talent d’un cinéaste pour lequel sublime et tragédie furent toujours étroitement liés.
« This is it »
Voyage au bout de l’enfer s’ouvre sur un cadre dans le cadre. En affirmant d’emblée la qualité de représentation de son œuvre, Cimino en souligne l’artifice. Le quotidien de ses héros sont régis par des rites, soit des habitudes codifiées, admises par la communauté. Le mariage, la chasse, le travail, la guerre, l’enterrement, la structure du film se divise en trois parties qu’empêchent de distinguer la réitération de gestes ou de codes esthétiques. Le leitmotiv musical interprété par John Williams suppose un lien harmonique aux connotations pathétiques. À s’accrocher aux rituels, les certitudes ne pourront que s’éteindre dans les flammes éternelles d’une violence inhumaine. Si Michael (Robert De Niro) est le leader du groupe, c’est parce que sa mentalité s’est définitivement ritualisée. « This is it » (« C’est comme ça ») affirme-t-il en montrant à Stan (John Cazale) la balle de son fusil sous le regard inquiet de Nick (Christopher Walken). Sa force deviendra sa faiblesse. À la brutalité de l’affirmation se substituera l’angoisse du doute.
Cimino privilégie le plan large, plus à même d’accueillir le groupe. La scission s’opère alors à l’intérieur d’un cadre moins homogène qu’il n’y parait de prime abord. Pour révéler la faille il faudra la guerre.
Briser le reflet
Le panoramique révèle la supercherie. L’image que nous observions n’était qu’un reflet, doublon d’une réalité trop difficile à éprouver pour la percevoir véritablement. La robe blanche immaculée de la mariée sera souillée par des taches de vin prophétisant la plaie du soldat abattu. Le rite permet de distancier son rapport au monde, d’imposer aux autres et à soi-même une vision qui rejette le doute et l’aléa. Mais la guerre se prête-t-elle vraiment à cette définition du rite ? Envoyés au Vietnam, Michael, Nick et Steven (John Savage) entreprennent une traversée du miroir. La Pennsylvanie et le Nord-Vietnam se répondent par un étrange jeu d’échos. Cimino soude les deux espaces par la réitération de motifs dont le sens devient incertain. Le même feu introduit la partie américaine et la partie vietnamienne, le jeu de mort se prolonge sous une nouvelle forme. La chasse se transforme en une partie de roulette russe, les deux pratiques partageant un certain nombre de valeurs communes. Courage, témérité, le face à face imposé aux prisonniers américains plongera Nick dans la folie et sauvera Michael de la sienne. Face au cerf, le chasseur refuse la mort. Trop inégal peut-être, le duel se détourne de son objectif premier.
La séquence finale du film semble relancer la mécanique du rite. Le reflet, pourtant, a définitivement été brisé. Enfouie, la blessure ne pourra se résoudre comme chez John Cassavetes par une explosion salvatrice. Les personnages devront apprendre à panser ensemble leurs plaies intérieures. Le chant patriotique entonné en cœur comme seul moyen de survie.
Pour nos lecteurs qui aimeraient en savoir plus sur l’œuvre de Michael Cimino, nous ne pouvons que leur conseiller l’excellent ouvrage que lui a consacré Jean-Baptiste Thoret, Michael Cimino, les voix perdues de l’Amérique, publié chez Flammarion en 2013.