1953, le déclin s’annonce. Alors que la télévision empiète sur les plates-bandes du cinéma, celui-ci riposte par un gigantisme que seul le grand écran pouvait offrir à ses spectateurs. L’espace s’élargit, les figurants et décors se multiplient, la couleur s’impose. Les superproductions cinemascopées et technicolorées accusent un retour en arrière. Le cadre se transforme en tableau, la caméra s’ankylose au profit d’une esthétique proprement théâtrale. Aux acteurs et à la scénographie d’assurer la dramatique du film. Arrêt sur image généralisée qui profitera à la comédie musicale, genre à l’intérieur duquel la théâtralité a toujours été assumée, sinon revendiquée. Parmi les quelques maîtres du musical, Vincente Minnelli occupe une place privilégiée dans le cœur de tous cinéphiles. Si Tous en scène (The Band Wagon, 1953) n’est pas son dernier succès, il n’en reste pas moins son film le plus célébré. Sa ressortie en salles cette semaine nous en expose les raisons.
Un mariage réussi
Lorsque Tony Hunter (Fred Astaire), danseur sur le retour, s’inquiète de la taille de Gabrielle Gerard (Cyd Charisse), sa future partenaire, Lily Marton (Nanette Fabray) lui répond qu’il s’agit d’une « stage illusion« , terme que l’on pourrait traduire par « illusion scénique ». La formule est à la fois belle et pertinente. On pourrait même dire que celle-ci détermine dans son entier Tous en scène, film où le point de vue se révèle dans toutes ses potentialités dramaturgiques et scénographiques.
La comédie musicale de Vincente Minnelli s’ouvre sur une série d’oppositions : comédie contre tragédie, classicisme contre modernité, low culture contre high culture. Il y a donc une différence de registres et d’origines qui travaillent les relations du danseur de Broadway (Tony Hunter) et de la ballerine (Gabrielle Gerard), des auteurs, Lily et Lester (Oscar Levant), et du metteur en scène, Jeffrey Cordova (Jack Buchanan). Pourtant, tous se rejoignent autour de l’idée d’entertainment, du divertissement, du show. C’est à travers ce spectacle dansant et chantant que devront se résoudre les conflits d’intérêts, que devront s’unir l’individu et le groupe. En accord avec la formule classique du genre, le scénario de Betty Comden, Adolph Green et Alan Jay Lerner, se divise en fragments, soudés autour d’un argument principal : la production d’une comédie musicale. Celle-ci passera par différentes étapes avant de prendre sa forme définitive : d’abord une réécriture moderne du mythe de Faust dont le peu de succès oblige à une révision complète. Passation de pouvoir aidant, Tous en scène redevient ce qu’il devait être : une suite ininterrompue de numéros loufoques emportés par la poésie des corps dansants. Pour repartir à zéro il faut revenir à l’essentiel. Après le four du premier spectacle, Tony Hunter rejoint les figurants et techniciens pour boire à la santé d’un désastre bien mérité. Sa venue entraine celle de Gabrielle, Lily et Lester. Face à l’enthousiasme des jeunes artistes, Tony propose de tout changer pour mieux recommencer. La caméra opère alors un travelling arrière et Jeffrey Cordova entre dans la danse, acceptant que Tony devienne le nouveau metteur en scène, abandonnant ses velléités d’adapter un Faust pyrotechnique.
Une question de point de vue
Il s’agit en fait d’organiser les points de vue. La première rencontre entre Tony et Gabrielle est sur ce point révélatrice. Le danseur, accompagné des deux auteurs entre chez Jeffrey et s’installe dans une chambre. La danseuse, elle, part se réfugier dans les toilettes situées à gauche de l’entrée. Puis, Tony sort de la chambre pour se placer au centre, entre les deux pièces. Trois espaces sont ainsi déterminés, chacun assigné à un point de vue qui observe, depuis trois portes entre-ouvertes, le discours de Jeffrey cherchant à convaincre des investisseurs de produire son prochain spectacle. Le point de fuite est partout le même, mais ce sont les points de vue qui diffèrent. La scénographie de Minnelli impose ce constat : pour s’entendre il faut occuper la même place. Ainsi la réconciliation de Tony et Gabrielle se scelle sur la banquette d’une calèche, les deux personnages observant avec émerveillement la beauté d’un parc new-yorkais. La mise en scène de Minnelli touche presque à une dialectique sémiologique : lorsque Tony Hunter se promène au milieu d’attraction foraines, il s’amuse avec un testeur de séduction qui affiche le mot « Gorgeous » (« superbe »), puis s’observe dans un miroir déformant. Le mouvement de l’acteur et le travelling rassemblent dans le même plan ces deux signifiés. Tony est surpris, auquel doit-il se fier ? Au mot ou à l’image ? C’est la danse qui répond, enclenchée par une rencontre inopinée avec un cireur de chaussures, prétexte à une démonstration de claquettes.
Cette synthèse chorégraphique travaille les rapports du cinéma et du spectacle musical. Les numéros sont d’abord filmés selon un schéma rigoriste : artistes placés au centre du cadre, faisant face à la caméra, filmés en plans-séquences permettant de soumettre le langage cinématographique à celui des planches. C’est avec le dernier fragment, « Girl Hunt », que le cinéma se libère par la danse. Ce numéro s’inspire du film noir : atmosphère urbaine et nocturne, femme fatale, gangsters, détective privé. On retrouve aussi la voix off commentant les actions et révélant les pensées du personnage. Ainsi, l’esthétique et la structure narrative du spectacle prennent appui sur une base proprement cinématographique. Puis, ce sont les passages d’une scène à l’autre qui se servent des moyens du septième art : caméra qui tourne sur elle-même, champ-contrechamp, travelling qui vient cerner un détail. L’image mouvante ne l’emporte pas sur le corps vivant mais le transporte littéralement dans un univers qu’il a lui-même crée : celui des doubles et des ombres, celui de la mort et de l’amour : « Pour faire un film, il vous faut obligatoirement une fille et un pistolet. » disait Jean-Luc Godard.
Les deux arts jouent à part égal et le spectacle filmé peut advenir. Synthèse absolue qui voit la résolution des dialectiques précédemment citées : la ballerine danse avec le moderne, le tragédien joue la comédie, la culture n’est ni hig ni low, elle se nourrit de toutes les références pour mieux prouver son originalité. Les points de vue se rejoignent et en un ultime contrechamp et c’est le cadrage frontal qui réapparaît, non plus conditionné par l’autonomie de la scène mais devenu composante solidaire d’un art synthétique.