Claire, comédienne, et Sébastien, metteur en scène, vivent ensemble. Claire s’apprête à jouer Hermione dans une mise en scène d’Andromaque de Racine que Sébastien et sa troupe répètent, sous l’oeil d’un réalisateur de télévision qui filme leur travail. Lors d’une répétition où elle peine à dire son texte, la jeune femme quitte brusquement le théâtre. Sébastien la remplace, au pied levé, par Marta, son ancienne femme. Alors, tandis qu’au théâtre les répétitions avancent, Claire, seule dans son appartement, perd pied peu à peu.
Cinquante-quatre ans après sa sortie en salles, L’Amour fou de Jacques Rivette s’est invitée à Cannes Classics en version restaurée. Le film a été restauré 4K par Véronique Manniez-Rivette et les films du Veilleur, avec le soutien du CNC, par le laboratoire Hiventy à Boulogne-Billancourt, et sous la supervision de Caroline Champetier, AFC.
D’Eustache à Doillon, chacun des cinéastes français post Nouvelle Vague a traité, d’une certaine façon, le thème du polyamour. Rivette, pionnier de la Nouvelle Vague, les a précédé. Quatre ans avant La Maman et la Putain, Rivette cherche à trouver de nouvelles formes, il voit dans le thème de l’amour fou, de l’amour passionnel contrarié, une matière qui se prête particulièrement bien à ses propres expérimentations cinématographiques, à la croisée des arts. Ce qui l’intéresse à travers ce projet peut se rapprocher de ce qui avait intéressé Godard avec Pierrot le Fou: une histoire amoureuse, qui passe par différents stades, différents états d’âmes, se prête au mouvement, aux passions, aux instants tendres comme aux instants de totale déperdition. Le grand écart, du rire aux larmes, de l’élan vital à la pulsion destructrice. Cette matière, colorée, peut être restituée au spectateur selon plusieurs formes, plusieurs strates. La première, la plus commune et utilisée, aurait consisté à raconter une jolie histoire, en visant l’efficacité, pour embarquer le spectateur, en vivant les situations de l’extérieur, de manière plus ou moins prosaïque, plus ou moins fiévreuse et atmosphérique. La seconde, qui intéresse davantage Rohmer ou Eustache, placerait le récit du point de vue des personnages, en traversant leurs questionnements, leurs doutes, hésitations, craintes, le rapport qu’ils entretiennent avec leurs émotions. Le premier a pu intellectualiser le sujet, pour mettre l’accent sur la psychologie, voire la philosophie de vie, les répercussions des actes sur la psyché et l’affect, le second, au contraire, dans La Maman et la Putain, a cherché à fuir toute théorisation, pour mieux faire ressortir le pathos à partir de situations réelles et non fictives, le vécu, les paradoxes, ce qui échappe aux protagonistes plutôt que ce qu’ils maîtrisent, leurs erreurs. L’un comme l’autre proposent des cinémas verbeux, où le mot corrobore la situation, où la parole permet au spectateur de comprendre ce qui traverse l’esprit des amoureux, accomplis ou trahis. Une autre voie possible, qui permet à un cinéaste de transmette quelque peu du mystère qui entoure le sentiment amoureux, le désir, la relation de jalousie entre deux (ou plus, dans le cas du polyamour) personnes, consiste non plus à placer les choses sous l’angle de l’action, de la situation, du dialogue, mais plutôt du côté des images et du son, de ce qui se joue « au delà ». Godard, choisit dans Pierrot le Fou d’imposer un univers coloré, inspiré par la peinture. Comme Eustache et Rohmer, il y met beaucoup de lui même, de ce qu’il pense, fait, et de sa conception de l’art. Comme le fera également un Leos Carax qui insufflera dans ses premières œuvres son entrain poétique, son goût pour le mouvement stylisé. Mais Rivette, lui, opte pour une approche différente, plutôt que de puiser en lui même, de s’attaquer à un récit fictif auquel il pourrait apporter différentes colorations, différentes composantes, il décide avec L’Amour fou, de laisser les choses se passer devant sa caméra, de parvenir à capter ce que d’autres artistes peuvent lui apporter. Le scénario de L’Amour fou, tient en quelques lignes, deux pages, Rivette souhaite, pour toucher au réel, s’appuyer sur un autre rapport au cinéma, à l’image: le temps, l’espace, la vie, deux acteurs, un dispositif surtout, qui propose ses mises en abîme, interroge la représentation. Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon, embarqués dans le projet, participent totalement à l’écriture, les scènes sont tournées en 5 semaines, le matin chacun vient avec ses idées, Rivette coordonne et laisse la place pour les dialogues imprévues, les suggestions tierces, l’improvisation. Le réel qu’il filme n’est pas un réel qui a existé, mais un réel qui se joue devant sa caméra. Il fait entière confiance à l’alchimie entre ses deux acteurs qu’il avait pu repérer sur scène, lors d’une représentation des Idoles. Et il fait bien. Nécessairement, la frontière entre ce qui relève du fictif, pré-écrit et contrôlé, et ce qui relève du document, qui échappe, qui se produit du fait même du dispositif, ou de la relation – réelle – entre Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon, en devient que plus floue. Et de ce flou, naît un trouble, qui vient se rajouter au trouble que Rivette voulait raconter, naît un art qui vient se rajouter à l’art propre à Rivette. Le temps long que choisit Rivette (comme Eustache) lui aussi participe à faire de L’Amour Fou un film à part, un film intense, un chef d’œuvre indispensable à découvrir pour tout cinéphile qui se respecte. Cannes Classics avait eu la grande idée en 2022 de s’ouvrir avec la version restaurée de La Maman et la Putain, qui s’est ensuite suivi d’une exploitation en salle que peu auraient prédit, couronnée de succès. En s’ouvrant en 2023 sur une autre œuvre exceptionnelle, Cannes Classic a tracé la voie à ce que la success story se reproduise, et que le génie de Rivette, un an après celui d’Eustache, soit communiqué à de nouvelles générations de spectateurs.