Chacun poursuit sa chimère sans jamais parvenir à la saisir. Pour certains, c’est un rêve d’argent facile, pour d’autres la quête d’un amour passé… De retour dans sa petite ville du bord de la mer Tyrrhénienne, Arthur retrouve sa bande de Tombaroli, des pilleurs de tombes étrusques et de merveilles archéologiques. Arthur a un don qu’il met au service de ses amis brigands : il ressent le vide. Le vide de la terre dans laquelle se trouvent les vestiges d’un monde passé. Le même vide qu’a laissé en lui le souvenir de son amour perdu, Beniamina.
Alice Rohrwacher poursuit son œuvre mashup qui brasse allègrement l’ensemble de ses références (nombreuses) pour nous proposer des films très singuliers, littéraires et poétiques. La forme du conte ou de la fable lui sied d’autant plus qu’elle y trouve l’occasion de peaufiner son approche, par essence littéraire, où s’invitent de multiples références aux mythes, figures, symboles et autres métaphores. Cette sublimation du récit offre une structure à une narration volontiers multi-strates, protéiforme, dans lesquelles les expérimentations se côtoient et s’enchevêtrent.
Plus que jamais avec La Chimère, Alice Rohrwacher semble s’affirmer dans une voie cinéphile qu’elle a ouverte, celle que certains ont pu raccrocher au réalisme magique, tout en faisant preuve d’une grande liberté et d’un plaisir qu’elle nous fait partager. Formellement, l’influence de maîtres italiens (de Pasolini à Fellini, en passant par Risi ou Scola…) se ressent toujours autant, mais ici avec des accents bressonniens quant à la vision du monde, à ce constat amer qu’elle fait des Hommes d’une manière générale, et des hommes en particulier. Cupidité, pillage des « trésors », de la culture, dénigrement des femmes (machisme), destruction de la planète, sur le fond nous sommes sur des thématiques pas si éloignées de celles qui motivaient entre autres l’Argent, le Diable probablement, mais aussi, par l’invocation des troubadours, pas si loin de Lancelot du Lac … La réalisatrice italienne nous invite chez elle, aux pays des Etrusques, et nous parle de ce qu’elle y observe, de ce qui la désole, tout en essayant, malgré cela, de nous émerveiller, d’embarquer le spectateur dans une expérience sensorielle à multiples étages.
La forme évite ainsi toute austérité, et, s’éloigne de ce néo-réalisme ou de cette approche quasi documentaire qui nourrissait les premières parties de ses films précédents, pour mieux se rapprocher de quelque chose tout à la fois hybride et personnel. Hybride en ce qu’il convoque les monstres italiens, le collectif, singulier en ce qu’il s’intéresse à un héros étranger au propre comme au figuré, pensé pour être risible par Alice Rohrwacher. Hybride encore, en ce qu’il interroge toujours la frontière entre la ville (la civilisation) et ses banlieues (ou plus exactement dans le cas de Rohrwacher la ruralité, le monde agraire qui ont bercé son enfance). Personnel enfin, en ce qu’il interroge ce qui sépare le monde des vivants et celui des morts, en ce qu’il confronte le passé et l’Italie des années 80, nous parle d’Italie et des italiens, en polyphonie.
Nous voyageons avec La Chimère également entre des cinémas pourtant très antagonistes, le récit déconstruit et rafistolé à la Godard (de nombreux jump cut notamment, mais aussi, plus généralement, le plaisir permanent de jouer avec l’image), et le renvoi à des aspirations propres à l’enfance, un désir d’aventures et de rêves étoilés, à la Spielberg.
La fable écologique surprend de tout son long, divertit, nous fait sourire et donne toute sa matière aux instants poétiques, nombreux, à ces oiseaux dans le ciel, que les étrusques vénéraient. Comme elle nous le dit, nous sommes plusieurs à cohabiter dans la même maison, plantes, animaux, hommes et divinités, charge à nous d’en prendre soin.