« France » est à la fois le portrait d’une femme, journaliste à la télévision, d’un pays, le nôtre, et d’un système, celui des médias.
France était pour nous le chef d’œuvre de la sélection Cannoise qui par ailleurs présentait une qualité d’ensemble intéressante. Longtemps nous attendions un véritable coup de cœur, indiscutable. Si nous avions très tôt jouer les devins en disant que Titane, parce qu’il était beau, magnifiquement fait, et qu’il s’agissait sans aucun doute d’un film d’art et d’essai réussi, dans un genre qui n’est pas le notre, pouvait très légitimement prétendre à la Palme d’or, nous attendions de pouvoir nous enthousiasmer sans réserve, comme nous avions pu le faire 9 fois en 2011, l’année des chefs d’œuvres à Cannes (Polisse, Le Havre, We need to talk about Kevin, Melancholia, L’Apollonide – Souvenirs de la maison close, Footnote, This must be the place, Il était une fois en Anatolie, Sleeping Beauty), sélection jamais égalée, qui suivait l’une des sélections les plus tristes qui soient, celle de 2010. Depuis, chaque sélection de Cannes comporte son lot de très bons films, voire d’excellents films, mais les coups de maîtres ne sont pas légion. 2021 semblait donc dans cette lignée, Titane valait mille fois Parasite, ce qui en faisait déjà une année réussie, Sean Penn nous proposait un très bon film, même Sophie Marceau jouait admirablement, il y a parfois des signes qui ne trompent pas.
Bruno Dumont, ces dernières années, nous avait surpris avec son virage comique, dans lequel il s’est révélé très intéressant et provocateur, retrouvant ici une qualité que l’on pouvait déceler en lui dés ses premiers films, mais si Jeannette, Ma Loute, et la série TV Ptit Quinquin étaient des réussites, des objets de curiosités sympathiques – Jeanne était plus décevant-, ils ne rivalisaient pas avec les plus belles œuvres (le touché par la Grâce Hadejwich, l’énigmatique Hors Satan, …) de celui que l’on a très tôt vu comme un héritier de Bresson, par son rapport aux paysages, aux corps, par son interrogation constante du rapport à la foi, par son regard sans appel sur l’humanité, par sa direction d’acteurs qui se rapproche du principe de modèles cher à l’inventeur du cinématographe – Binoche et Luchini étant par exemple filmés sous des couleurs bien différentes de celles habituelles.
France de Bruno Dumont n’a rien de l’objet aimable, il est même détestable pour tous ceux qui s’y reconnaissent ou se sentent visés par la férocité du projet. Sur la forme, le film présente cette ambivalence rare, être du pur Dumont (son meilleur), et ne ressembler à absolument à rien de tout ce qu’il a pu faire auparavant. France surprend de la première à la dernière minute, de son titre à son épilogue. Il étonne et émerveille par sa beauté, son regard satyrique mais ô combien important et d’actualité. Il participe à une pensée qui fait du bien, dans une époque gangrénée par de faux idéaux, par de fausses valeurs, par des repères qui ne devraient pas en être. Il trouve un ton qui nécessairement dérange et interroge; une provocation qui ne dit pas son nom, un miroir aux alouettes qui jette le discrédit le plus total, tout en veillant à ne pas trop appuyer sur le grotesque, sur la foi qui anime les gens qui suivent des buts bien pauvres, sur leur éblouissement. Le regard, immensément accusateur sur l’époque, tend à exempter l’individu, en le considérant comme la victime d’un spectacle permanent, en lui accordant le droit à la réflexion et à l’erreur. Bruno Dumont le dit, il s’interroge de constater que des gens objectivement intelligents décident de participer à une sorte de farce, avec le plus grand des sérieux, sans prise de recul, sans interrogation sur l’essence et la valeur des choses.
France, journaliste symbole de notre société, vise la gloire qui sans scrupule, et n’hésite pas une seconde, quand il s’agit de chercher le buzz à tout prix. Le traitement médiatique actuel de la pandémie Covid, de la crise sanitaire liée, la porosité de la frontière entre pédagogie et propagande, le remplissage de vide et l’analyse à tout bout de champs par des experts qui n’en sont pas, à frôler la discussion de comptoir, semble bien l’un des maux de notre époque, et Dumont prend le parti délibéré de s’en amuser avec férocité, et grâce. Probablement devait-il s’attendre à se mettre à dos une bonne partie de la presse, notamment celle qui cherche à faire rentrer une critique cinématographique dans une ligne éditoriale respectable, bienveillante, qui se pense utile, ou à destination d’une population ciblée, qui encense les suiveurs tout juste divertissants et passe à côté de ceux qui osent dénoncer, ouvrir des voix. Les mauvais papiers reçus par le film dans quelques illustres journaux vont dans le sens de ce que pouvait ressentir Xavier Beauvois, qui sur France Culture, évoquant Jean Douchet, ciblait la rareté du véritable geste critique, art dans l’art.
Car France obéît précisément a un geste artistique. Tout le film peut s’entrevoir dans les premières minutes, hilarantes, où le vulgaire côtoie la bêtise, lorsque la journaliste star pense être irrévérencieuse et provocatrice en posant une question des plus anodines à Emmanuel Macron. La société du spectacle, voilà le sujet de Dumont, et côté spectacle son film n’en manque pas. Il bénéficie d’une superbe photographie et d’une non moins sublime musique, signé feu Christophe. Quelques plans particulièrement cinématographiques, quelques obliques dans les prises de vue, viennent nous rappeler que la satyre télévisuelle – Dumont a poussé le vice jusqu’à reproduire les éclairages criards des plateaux TV des chaînes d’information continue-, avant toute chose, est un magnifique objet de cinéma; avec un style neuf, pour Dumont, référencé – on peut penser parfois à Kiarostami ou Bilge Ceylan – et moderne. La façon qu’il a de filmer Léa Seydoux, en clown blanc, en dindon de la farce, loin de tout glamour – elle s’en sort admirablement et révèle un potentiel comique qu’on ne lui connaissait pas – finit de nous convaincre, la Palme, pour nous, aurait dû lui revenir !