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Avec Alpha, Ducournau se recentre

Artistiquement, et conceptuellement, Julia Ducournau prend le risque de ne pas satisfaire une partie de sa base avec Alpha, son nouveau film, qui, après Grave et sa palme d’or obtenue avec Titane se révèle surprenant et marque un virage ou un pas de côté dans sa filmographie. Il semblerait que la réalisatrice française cherche à séduire une nouvelle population de critiques et de cinéphiles, à se détacher d’une image qui ne lui convenait probablement pas totalement, celle que l’on a depuis accolée à Coralie Fargeat, avec The substance, celle d’une réalisatrice qui excelle dans la technique au service du film de genre…

Alpha se construit pour tout dire en quasi miroir de Titane: il traite de nombreux thèmes avec une narration essentiellement musicale, basée sur le sensation; il adopte le parti pris de nous faire vivre une tranche de vie par le prisme du regard, mais aussi des sensations d’une jeune fille au sein d’une famille, elle même représentatrice d’une société, où l’amour règne, mais peine à guérir les maux qui le rongent et se transmettent de manière intragénérationnelle. L’usage des effets spéciaux tranche littéralement avec Titane, ils ne sont plus présents pour être présents, ou pour convoquer tel ou tel cinéaste qui aurait bercé Ducournau; ils se révèlent très peu nombreux et parfois même manquent de justesse dans leur réalisation – la transformation en marbre des personnes ne fonctionnent pas complètement dira-t-on. Mais en se libérant de cet objectif d’excellence formelle sur le plan technique, Julia Ducournau se recentre sur son scénario, autrement plus intime, sincère, et élaboré; elle s’appuie tout à la fois sur une technique narrative intéressante, un sujet central démultiplié dans ses différentes thématiques, de convaincantes interprétations de l’ensemble du casting, de Mélissa Boros à Golshifteh Farahani en passant par Tahar Rahim, dont on pouvait craindre dans les premiers instants du film qu’il ne parviendrait à retranscrire le mal-être de son personnage (à d’autres époques, ce rôle eut convenu parfaitement à un Patrick Dewaere ou à un Pierre Clementi) et enfin convoque un univers musical et sonore parfaitement en adéquation avec l’atmosphère des années 90 telles qu’elle a pu les vivre et chercher ici à retranscrire.

Surtout, Julia Ducournau s’éloigne sciemment de toute codification de style de genre, et nous propose un drame, une réflexion passionnelle, mais aussi une carte postale intime, qui oscille entre son regard vers le passé, et, par la portée allégorique du récit, sur notre époque.

Aux antipodes du film mashup (entrecroisement de références), en refusant le regard psychanalytique , lui préférant une lecture sensorielle, voire mystique, le film s’intéresse à une intimité particulière, celle d’Alpha. Il le fait avec tact et sincérité. La dystopie ambiante sert ici de décor métaphysique comme chez Laxe(Sirat, ou Viendra le feu) du reste et ne constitue pas le vrai sujet, juste un contexte symbolique, une piste. Cette entreprise cinématographique se situe loin des canons des films qui ont pu traiter la période Sida dans les années 90 en France, ou un peu plus tard (du jeune cinéma français des années 90 et son désenchantement, aux nuits fauves et sa recherche de fureur, de vie dans la perspective de la mort, en passant par Chéreau, ou plus récemment 120 battements par minute ou Les Amandiers, qui reviennent sur des années angoissantes avec une forme de nostalgie d’un combat mené, d’un combat existentiel qui secouait toute une jeunesse). Le geste cinématographique se rapprocherait peut être davantage d’un cinéma à la croisée de différents auteurs qui se sont servis de la science fiction pour nous livrer une part de leur regard, de leur désarroi, ou de leur constat sur l’époque, sur l’humanité, de Dany Boyle à Abel Ferrara, en passant par David Mackenzie ou Alex Garland, tout en en étant résolument très éloignés.

Avec Alpha, en glissant quelques clins d’œil jamais appuyés à Edgar Allan Poe, Ducournau nous parle de Sida, d’Amour, de matriarcat, de traditions berbères, de familles, de traumatismes, d’addictions, de soins palliatifs, de démons (intérieurs mais aussi extérieurs, que le vent rouge amène), d’adolescence, de deuil, de rapport à la sexualité, de harcèlements, de mise au rebut, de regards excluants, de Julia Ducournau aussi. Mais chut, on ne vous l’aura pas dit.

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