En 1960, Anna (Lea Massari) disparait sur l’île de L’Avventura, tandis que Marion (Janet Leigh) sombre dans l’étang de la famille Bates. Chez Antonioni comme chez Hitchcock, la disparition figure un passage propice à la substitution. Date clé dans l’histoire du cinéma, 1960 figure un basculement irrémédiable et réflexif. La ressortie en salles cette semaine de Psychose (Psycho) nous permet de revenir sur ce chef-d’œuvre singulier et intemporel.
Fracture esthétique
Dans l’œuvre de Alfred Hitchcock, Psychose occupe une place particulière. Le film marque une pause esthétique dans la filmographie du cinéaste en brisant la flamboyance chromatique poursuivie tout au long des années cinquante. Difficile en effet de relier l’exotisme de La Main au collet (1955), le romantisme de Vertigo (1958) ou le dynamisme de La Mort aux trousses (1959), avec ce film tourné en noir et blanc. À bien des égards, le style de Psychose se rapprocherait plutôt de celui de la série Alfred Hitchcock présente (Alfred Hitchcock presents) diffusée entre 1955 et 1962 sur les réseaux CBS et NBC. Psychose profite en effet de la sécheresse du style télévisuel, à l’instar des futures bandes d’exploitation des années soixante-dix. L’efficacité prime sur la recherche formelle, l’apparente neutralité des compositions amplifiant les effets de terreur. La photographie de John L. Russell s’affirme à travers des aplats de noir et de blanc qui accusent un manichéisme primaire et trompeur. Ce minimalisme semble influencer le travail des collaborateurs attitrés de Hitchcock : la composition de Bernard Herrmann refuse la limpidité au profit d’une fracture dissonante, le générique conçu par Saul Bass fait de la réduction sémantique un moyen d’entretenir le mystère. Les thématiques habituelles du cinéaste apparaissent de fait, à la faveur d’un travelling rapide, d’un gros plan ou d’une série de voix off producteurs d’une subjectivité ambigüe. Le transfert hitchcockien marche à plein régime, servi par une distanciation ironique qui annonce la manière de Frenzy (1972). Hitchcock prouve que l’horreur n’est jamais aussi forte que dans son désossement originel. Leçon que retiendront les grands maîtres de l’horreur du Nouvel Hollywood (Tobe Hooper, Wes Craven, et John Carpenter en tête).
Médium létal
Psychose revient à l’essentiel, aux procédés propres à son médium. La première apparition de l’étrange Mrs Bates se fait par le truchement d’un cadre dans le cadre et d’une ombre, qui soulignent sa qualité cinématographique. À l’emprise érotique du dédoublement de Vertigo se substitue celle d’une horreur réflexive. Hitchcock parsème son film de surfaces réfléchissantes. Le miroir sème un trouble existentiel. La vérité ne tient peut-être qu’à l’apparence du reflet, à cette petite voix qui s’agite dans l’esprit malade du tueur.
La fameuse séquence de la douche conçue par Hitchcock et Saul Bass, est portée par cette réflexion médiumnique. La scène est introduite par le regard d’un spectateur-voyeur, la lumière traverse les espaces, le pommeau de la douche prend la forme d’un projecteur. La présence du tueur est d’abord signifiée par son ombre projetée sur le rideau de douche, surface écranique que saura pénétrer le couteau. Le corps de Marion est triplement découpée : par la lame d’abord, par le montage ensuite, par la musique enfin. Cut définitif qui synthétise les valeurs du cinéma : le corps, l’image et le son. Vainqueur, le regard introductif se transforme en orifice. C’est le spectateur qui a consommé la vedette, l’œil-objectif du cinéaste a eu raison de son actrice. L’image reprend ses droits à travers la répétition sérielle et abstraite d’une forme arrondie. La réalité incisive du découpage met à mal la prétendue image de la réalité. Affaissé contre le mur, le corps de la victime souligne la planéité du plan. L’artifice de la perspective est encore dénoncé par le bras tendu vers nous, geste vain qui ne pourra jamais franchir l’espace du cadre. La composition sera reprise à la fin du film, mais sa configuration sera altérée : au corps meurtri de Marion se substitue celui de Norman Bates (Anthony Perkins), toisant le spectateur d’un regard assuré. Ultime échange.
Moment de bascule dans la filmographie de Hitchcock et dans l’histoire du cinéma, Psychose n’a rien perdu de sa prégnance, en témoignent les nombreux hommages que lui rend l’art contemporain. En 1993, l’installation de Douglas Gordon, 24 Hour Psycho matérialise le temps par sa dilatation. En 1998, le remake de Gus Van Sant prend la forme d’un exercice de style fondé sur la reprise. Profus, Psychose continue d’ouvrir l’art à un champ d’expérimentations inédites. Espérons que le cinéma contemporain ait à cœur de suivre son exemple.