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Prête à tout – L’envers de l’image

Avatar contemporain de Norma Desmond (Gloria Swanson), Suzanne Stone Maretto (Nicole Kidman) n’a qu’un but dans la vie : passer à la télévision. Image flottante et obsessionnelle dont la persistance tient au désir de celui qui l’observe. Car l’ambition de toute image est de se maintenir, projetée sur la surface rétinienne du spectateur qui l’abrite. Dépendante, l’image doit se battre pour survivre, entrer en lutte pour assurer sa présence. Un combat qui ne peut se résoudre que dans la mort. Reste à savoir qui de l’image ou du regard faillira le premier.

La ressortie en salles cette semaine de Prête à tout (To Die For, 1995) permet de découvrir un pan oublié de la carrière de Gus Van Sant. Cinquième long métrage du cinéaste, le film profite d’une fougue dont l’impétuosité n’a pas fini de nous surprendre.

Les origines du silence

Unanimement célébré, Van Sant est aujourd’hui considéré comme un auteur à part entière. En 2002, Gerry posait les bases d’un discours repris et approfondi dans Elephant (2004), Last Days (2005) et Paranoïd Park (2007). Plan long configurant un espace traversé par le mouvement des corps et de la caméra, bousculé par les changements de focales, transcendé par un silence pénétrant et sublime. On retrouve ici les traits de la modernité européenne des années soixante et soixante-dix qui permettent à Van Sant une traversée singulière de l’Amérique contemporaine. Avec Harvey Milk (2008), le style s’institutionnalise en s’adaptant aux lois du biopic. Loin de le restreindre, le genre assure au réalisateur un moyen de populariser son dispositif et de prouver sa perméabilité. Pourtant, tout ne commence pas avec Gerry, loin s’en faut. Dès 1985, avec Mala Noche, Van Sant perturbe l’horizon du paysage cinématographique américain.

Farouchement indépendant, le réalisateur se déjoue des codes et enfonce un coin dans l’imagerie lisse des années Reagan. Férocement ironique, savamment dosé, l’humour tend vers l’absurde, sans pour autant l’emporter sur le drame. Avec Prête à tout, le Van Sant première manière atteint sa maturité (le basculement s’opèrera avec Will Hunting en 1997). La forme traduit un discours dont l’homogénéité repose principalement sur la qualité d’un dispositif dont il s’agit à présent d’éclairer les modalités.

L’envers de la vérité

Le générique de Prête à tout prend le récit à rebours : juxtaposition de photographies et de manchettes de presse, enchevêtrement sans fin de lettres et d’images, le nom et le visage de Suzanne Stone Maretto s’affichent ad nauseam. Progressivement, la caméra se rapproche du visage figé, pénètre les pores de la texture argentique et semble lui redonner vie. Entrer dans la fiction revient à pénétrer à l’intérieur d’un visage. C’est à présent une Suzanne guillerette qui nous fait face, impatiente de nous raconter sa success story. Fragmentée, la structure du film adopte celle d’un show télévisé. Les entretiens s’enchaînent à la manière de contre-points venant redoubler l’artifice de la fiction évoquée. À la durée du plan-séquence qui déterminera la forme de ses derniers films, Van Sant privilégie ici le montage cut. Incisif, le découpage violente la syntaxe narrative, floute les repères, alerte l’attention du spectateur et critique sa pratique du zapping.

Qu’est-ce à dire ? D’abord que la vérité, toute relative cela s’entend, ne peut se trouver que dans l’intervalle qui sépare tout plan. L’entre-deux détermine l’ambiguïté recherchée par le cinéaste. Aux propos de Suzanne s’opposent les images sur lesquelles l’héroïne cherche à établir son contrôle. Le gros plan télévisuel, symbole de la toute-puissance de Suzanne promue présentatrice météo d’une chaîne locale, n’est ici que l’élément d’un réseau médiatique plus large, environnant et aliénant. Pour appréhender ce système, la jeune femme devra passer derrière la caméra, se doter d’un œil-objectif, mettre en scène un drame dont elle sera la seule et unique protagoniste. Tant pis alors pour les seconds rôles (Joaquin Phoenix et Casey Affleck entre autres).

Pour que la machine s’arrête, l’image doit disparaitre. Suzanne est emportée dans le hors-champ, le langage cinématographique reprend ses droits. Sous la glace, l’ex-présentatrice touche aux limites de son ambition. Enfin advient l’immortalité espérée. Nulle rhétorique ici pourtant. Car, à la pénétration visuelle dans laquelle s’originait la fiction s’oppose la démultiplication du portrait, celui de Lydia (Alison Folland), nouvelle Suzanne en puissance. À la manière du final de Eve (All About Eve, Joseph L. Mankiewicz, 1950), l’image se démultiplie et envahit le cadre. Van Sant dénonce la prétendue réalité de la représentation télévisuelle. Car derrière l’image se profile, toujours, une nouvelle image. Reste à voir ce qui se cache derrière l’écran.

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