Le Festival de Cannes offre chaque année une programmation parallèle dont La Quinzaine des Réalisateurs est sans aucun doute le fer de lance, bien plus qu’une anti-chambre à la Sélection officielle, on y découvre le plus souvent des œuvres d’une qualité constante, réalisés par des réalisateurs-rices à la renommée internationale comme en devenir. La seule bande annonce de la Quinzaine des Réalisateurs rappelle quelques grands noms passés par là.
Cette année, parmi les grands noms conviés, on note Arnaud Desplechin, Jaco Van Dormael, mais aussi Philippe Garrel à qui l’honneur est remis d’inaugurer le festival, avec L’Ombre des femmes, un film en noir et blanc qu’il manie si bien.
Un Garrel bien Garrel
L’Ombre des femmes narre apparemment une histoire simple, qui parle à chacun:
Pierre et Manon sont pauvres. Ils font des documentaires avec rien et ils vivent en faisant des petits boulots.
Pierre rencontre une jeune stagiaire, Elisabeth, et elle devient sa maîtresse. Mais Pierre ne veut pas quitter Manon pour Elisabeth, il veut garder les deux. Un jour Elisabeth, la jeune maîtresse de Pierre, découvre que Manon, la femme de Pierre, a un amant. Et elle le dit à Pierre…
Pierre se retourne vers Manon parce que c’est elle qu’il aimait. Et comme il se sent trahi, il implore Manon et délaisse Elisabeth.
Manon, elle, rompt tout de suite avec son amant. On peut supposer que c’est parce qu’elle aime Pierre.
Garrel choisit donc une fois de plus le thème amoureux, qui lui est si cher, et aux explorations infinies. Le seul titre nous évoque son univers, fait d’ombres et de femmes, de relations aux femmes, de ce qui échappe à première vue et ne se révèle que sur le tard: cette part d’ombre qui fait la matière de chacun des portraits féminins que son oeuvre comporte. Les sentiments sont troublés plus que troubles, les erreurs de parcours légions, la perdition n’est jamais loin, le doute récurrent.
Philippe Garrel opte cette fois-ci pour un format court, 1h13, très loin des 3 heures des Amants réguliers, ou des deux heures de Les Frontières de l’aube ou de Sauvage Innocence, toujours en noir et blanc, dont le réalisateur avoue avec un brin de malice qu’il est son format de prédilection parce qu’il coûte moins cher !
Ce format court lui permet de maintenir un rythme alerte -tordant le cou à certaines critiques récurrentes- et de se concentrer sur un essentiel qui n’est ni dans les mots, ni dans les images, mais dans les âmes.
Une bande son signée Jean-Louis Aubert vient souligner certains instants du film de façon discrète et élégante.
Un récit en trois temps
Le scénario est co-écrit à quatre – avec Jean-Claude Carrière, Arlette Langmann et Caroline Deruas, et semble clairement s’inscrire dans une démarche en trois temps, la trame fut-elle très linéaire. Le temps des illusions précède le temps de la désillusion, qui lui même laissera place à un possible mais très incertain renouveau. Le récit embrasse différentes perspectives, mais reste centré principalement sur le point de vue de trois protagonistes, exprimé par la voix fort reconnaissable de Louis Garrel, narrateur omniscient. Un homme et deux femmes qui l’aiment, l’une sa femme l’autre sa maîtresse. Lui se croit intouchable, désiré et désirant, sa condition masculine lui accorde le droit à la faute, qu’il ne saurait octroyé à sa femme dont il est pourtant sentimentalement dépendant. Sa nature s’impose, prend le dessus, il refuse l’effort de maintenir le jeu de séduction des départs, se comportant sèchement avec elles, parlant peu, et ne souriant jamais. Il croit en lui et attend d’elles une confiance aveugle, sans conditions. Elles sont amoureuses et femmes, elles aiment en lui probablement un instinct ténébreux, elles aiment qu’on les aime, et ont confiance naturellement en elles, en leur capacité de le rendre heureux, et de se l’accaparer. Mais le temps use les relations, elles ne sentent plus vivre, ont besoin d’un regard désirant, qu’il délaisse à l’une quand il l’accorde à l’autre, ou qu’il délaisse progressivement, quasi défait.
Un trio amoureux loin d’Eustache
Ce trio amoureux est incarné à l’écran par les impeccables Stanislas Merhar, Clotilde Courau, et la beaucoup moins célèbre Lena Paugam, qui contribuent à l’impression très agréable que L’ombre des femmes nous confère. Cette impression est cependant très différente de celle que peut faire naître le chef d’oeuvre d’Eustache La maman et la putain – Garrel a très souvent été rattaché à une mouvance Godardo-Eustachienne. Les personnages, les mœurs, les affects sont très différents. Les phrases sont courtes, les ellipses nombreuses. La vision également est très éloignée, le souffle romantique opposé. Si l’amour est une thématique première, le réalisateur semble s’intéresser non pas tant au sentiment amoureux en tant que tel mais plus à sa résistance face aux temps qui passent.
Le cinéma de Garrel en temps de crise
Philippe Garrel semble bien nous parler de lui, de son propre regard sur les relations homme femme, qu’il explique par la règle « monogamie » de circonstance, quand d’autres temps considéraient davantage la polygamie. Il semble également évident qu’un parallèle se dresse entre les idéaux politique d’un homme et ses idéaux amoureux, bercés par ce rythme des illusions naissantes, perdues puis retrouvées. Les temps de guerre n’ont pas les même influences que les temps de paix, les temps de crise donnent lieu à un cinéma de crise. Philippe Garrel insiste pour que l’on parle et dénonce la crise économique actuellement traversée, qui lui rendent chacun de ses projets de plus en plus difficile à monter.
Il nous apparaît pertinent de terminer ce billet à l’image du film, par un sourire – celui de Stanislas Merhar découvert pour la première fois lors de la scène finale- car L’Ombre des femmes comporte de nombreux instants qui font sourire, ou rire le spectateur, Garrel y voit la reconnaissance par chacun d’épisodes familiers.