En 2017, Les versets de l’oubli a notamment été présenté dans la sélection Orizzonti de la Mostra de Venise. Son auteur, Alireza Khatami, y a remporté, entre autres, le prix FIPRESCI et celui du meilleur scénario. Dans ce premier long-métrage, le réalisateur aborde les thèmes de la disparition et de l’oubli sous couvert d’un réalisme teinté de poésie. L’absence d’ancrage contextuel et temporel fort rend l’histoire racontée universelle à tous les pays connaissant ou ayant connu un régime dictatorial.
Quelque part en Amérique latine. Le vieux gardien de la morgue se souvient de chaque détail de sa vie sauf des noms, y compris du sien. A la suite d’une manifestation qui a tourné au massacre, les miliciens investissent la morgue pour se débarrasser des civils qu’ils ont abattus. Après leur départ, le vieil homme découvre le corps oublié d’une jeune femme…
Les repères spatio-temporels fournis dans Les versets de l’oubli sont rares. Tourné au Chili en langue espagnole, ce premier long-métrage navigue entre rêve et réalité, entre vie et mort au fil d’une narration dont les lieux d’action quasi exclusifs sont ceux d’une morgue et de son cimetière attenant. Non datés, les évènements peuvent être considérés comme contemporains au film. Ainsi, l’espace spatio-temporel demeurera indéfini créant l’illusion d’un contexte métaphysique à la fois hors du temps et ancré dans un quotidien hyperréaliste.
Par ces choix « effacés » de mise en scène et de narration, le passé des principaux personnages sera peu révélé. Dans les faits, Alireza Khatami interroge sans répondre. Ce cinéaste iranien en exil dévoile donc un vaste espace propice à de multiples interprétations d’autant que l’aspect allégorie politique des Versets de l’oubli est régulièrement strié de visions poétiques et symboliques. Dès sa première séquence, sorte de « fin idéale », le film s’installe dans une veine humaniste, voire philosophique. Ce prologue remémore sur l’instant le cinéma d’Abbas Kiarostami alors que la suite du film, non dénuée d’une identité propre, fera régulièrement référence à l’auteur du Goût de la cerise (1997).
L’œuvre se montre respectueuse envers le genre humain et la mémoire du passé. Juan Margallo – le fugitif de L’esprit de la ruche (1973), film de Victor Erice que nous ne cesserons de recommander – incarne le personnage principal, un vieil homme chargé du gardiennage d’une morgue dont la fermeture est programmée alors que deux corps non identifiés restent à inhumer. L’homme à une mémoire encyclopédique exception faite des noms, dont le sien. Au milieu des archives – un fil d’Ariane lui permettra de ne pas se perdre – il est la mémoire vivante au milieu des morts. Une mémoire que certains souhaiteraient emmurer qui, au contraire, devrait être exhumée et portée à la connaissance de tous. En cela le personnage du fossoyeur est symbolique car il apparaît progressivement à l’écran au fil du dénombrement des tombes creusées, chacune étant le prétexte au récit d’une histoire imaginaire.
En filigrane d’une intrigue ténue et éparse, Khatami ne masque pas ses intentions de faire des Versets de l’oubli une œuvre contre l’oubli. L’évocation des exactions d’une dictature anonyme et de ses conséquences n’est pas fortuite. Le film se dresse en œuvre mémorielle à l’image de sa composition exclusive en plans fixes à la photographie et aux cadres soignés prenant volontiers appui sur la verticalité des décors. Son atmosphère réaliste et poétique sied à merveille au message délivré : quand les populations sont frappées d’amnésie historique, l’Histoire bégaye ses séquences les plus violentes. A défaut, notre société est vouée au suicide collectif à l’image de ces sept baleines échouées sur une plage. Les faire-part de décès pourront alors être imprimés au dos des tracts électoraux, l’envers de promesses.