A l’émergence de la Nouvelle Vague du cinéma français, Marcel Carné a été le sujet privilégié des critiques émises par les figures éditoriales des Cahiers du Cinéma. Ces critiques, pourtant tout aussi partisanes qu’injustes, ont toujours cours car véhiculées par quelques canaux cinéphiles autorisés. Les mauvais propos et les critiques mal placées ont parfois la peau dure. Pour régler ses comptes, l’auteur des Enfants du paradis (1945) réalisa Les jeunes loups en 1968, un film clairement enraciné dans son époque, celle précédant les évènements de Mai 1968. Les jeunes loups sonne ainsi comme une sorte de réponse de son auteur aux « jeunes turcs ».
Issu d’une famille modeste, Alain, dont la beauté n’égale que l’ambition, n’hésite pas à monnayer ses charmes auprès de bourgeois et aristocrates, femmes et hommes. Il fait en parallèle la rencontre de Sylvie, jeune femme vive et libre, dont il tombe amoureux. Leur chemin croise celui de Chris, hippie issu de la haute société, pleinement engagé dans l’élan de la révolte naissante de mai 68… et irrésistiblement attiré par Sylvie. Leur trio va vite se confronter aux ambiguïtés et aux dangers de cette vie trop moderne pour l’époque.
Des critiques donc, souvent mauvaises, répétées à l’envi à la radio comme à la télévision mais aussi, bien sûr, dans la ligne éditoriale des Cahiers du Cinéma. Sous un tel déluge très orienté, la défense aurait pu multiplier les objections. De quoi accusait-on Marcel Carné, auteur d’une demi-douzaine de chefs-d’œuvre qu’aucune critique ne pourra effacer de l’histoire du cinéma français ? D’être en première ligne d’une certaine « qualité française » qui menaçait, semble-t-il, d’asphyxier pour toujours un 7ème art tricolore. Soit une critique vaine, infondée et, pire encore, injuste. Injuste en effet quand dans le même temps ces « jeunes turcs » encensaient, à juste titre cette fois ci, l’œuvre cinématographique de Jean Renoir. Pourtant, si celle-ci est composée d’autres chefs-d’œuvre, ceux-là répondent peu ou prou aux mêmes critères de « beauté » du cinéma de l’avant et de l’entre-deux-guerres.
Quelle meilleure réponse apporter à ses détracteurs que de réaliser un film allant visiter les plates-bandes du camp adverse ? En effet, Les jeunes loups demeure un film à part dans la filmographie de l’auteur du Quai des brumes (1938) y compris si on le rapproche des Tricheurs réalisé dix ans plutôt. Rien dans Les jeunes loups ne répond aux critères si décriés de la « qualité française ». Dès le générique de début, résolument pop tant dans le visuel que dans l’écoute, le cinéaste nous invite à le suivre sur des sentiers qu’il n’avait jamais arpentés jusqu’ici.
Le récit s’appuie sans grande originalité sur un trio amoureux. Trois jeunes gens dans leur époque. Alain (Christian Hay) issu d’un milieu modeste veut réussir d’un point de vue financier, son physique avantageux lui offre un levier d’action auprès de gens fortunés. Au contraire, Chris (Yves Beneyton), issu de la bourgeoisie, s’offre une parenthèse hippie avant de rentrer dans le rang d’un avenir sans tracas et déjà tracé. Il méprise l’argent (dont il ne manque pas) et le monde des apparences, l’inverse donc de Alain. Tous les deux aiment à leur façon Sylvie (Haydée Politoff) qui se présente comme une « fille libre » mais en quête d’un grand amour. Ces trois personnages principaux en recherche d’émancipation mais insuffisamment caractérisés et finalement peu aimables sont peut-être les reflets de l’appréhension de la jeunesse soixante-huitarde par le réalisateur de Hôtel du Nord (1938).
Le casting des Jeunes loups s’articule donc autour de trois comédiens débutants et non professionnels. Hay fait ici ses débuts au cinéma. Premier rôle crédité également dans un long-métrage pour Beneyton dont la carrière à l’écran s’avèrera plus conséquente. Pour sa part, Politoff se ménagera une carrière de comédienne en Italie durant les années 1970. Elle signe ici sa deuxième apparition au cinéma après avoir assuré le rôle-titre dans La collectionneuse, film réalisé en 1967 par… Éric Rohmer. De jeunes comédiens sous une discrète direction d’acteurs, façon Nouvelle Vague donc, et des dialogues de Claude Accursi peu inspiré(s) et dont la qualité est très éloignée de ceux d’un Jacques Prévert, dialoguiste attitré du cinéaste auteur du Jour se lève (1939).
Ces éléments ajoutés aux problèmes existentiels à défaut d’être essentiels abordés peuvent expliquer le mauvais accueil critique réservé au film lors de sa sortie en salle qui intervient un mois avant les évènements de Mai 68. Une diffusion en salles écourtée pour un film que son réalisateur reniera assez rapidement car bridé par ses producteurs et la censure pour amoralité (nudité, relations libres « à voile et à vapeur » et intéressées, bourgeoisie pervertie). Les jeunes loups a fini dans les oubliettes durant près d’un demi-siècle avant une réédition en DVD il y a quelques années. Il reste désormais du film avant tout une belle bande-originale à succès avec notamment la chanson I’ll never leave you interprétée par Nicole Croisille sous le pseudonyme de Tuesday Jackson.