Délaissant les comédies à l’humour régressif réalisées avec son frère, Peter Farrelly s’emploie dans Green book à la mise en scène d’un scénario original qui relate la complicité entre Don Shirley (1927-2013) et Tony Vallelonga (1930-2013). Dans l’Amérique encore ségrégationniste du début des années 1960, Green book est avant tout affaire de dualités entre deux hommes que tout opposait.
En 1962, alors que règne la ségrégation, Tony Lip, un videur italo-américain du Bronx, est engagé pour conduire et protéger le Dr Don Shirley, un pianiste noir de renommée mondiale, lors d’une tournée de concerts. Durant leur périple de Manhattan jusqu’au Sud profond, ils s’appuient sur le Green Book pour dénicher les établissements accueillant les personnes de couleur, où l’on ne refusera pas de servir Shirley et où il ne sera ni humilié ni maltraité.
Dans un pays où le mouvement des droits civiques commence à se faire entendre, les deux hommes vont être confrontés au pire de l’âme humaine, dont ils se guérissent grâce à leur générosité et leur humour. Ensemble, ils vont devoir dépasser leurs préjugés, oublier ce qu’ils considéraient comme des différences insurmontables, pour découvrir leur humanité commune.
Si Green book n’est pas dénué d’un pan humoristique, force est de constater que ce film par son sérieux s’éloigne des précédentes réalisations de Peter Farrelly qui travaillait alors en duo avec son frère Bobby. L’époque émaillée entre autres de Dumb & Dumber (1994), Mary à tout prix (1998) ou Fou(s) d’Irène (2000) à l’humour régressif débridé et volontiers scatologique semble désormais close. L’avenir nous dira si les deux heures et dix minutes de Green book auront ou non une descendance.
Le sérieux de Green book tient d’abord à un scénario original inspiré de la véritable rencontre entre Don Shirley et Tony Vallelonga dont le frère, Nick Vallelonga, a participé à l’écriture du scénario. Don, pianiste de jazz afro-américain, forme un trio musical avec Oleg (Dimiter D. Marinov) et George (Mike Hatton), deux personnages laissés en marge du film. Don recrute comme chauffeur Tony, un Italo-Américain proche de la mafia locale. Farrelly concentre ainsi sa narration sur le duo formé par Don et Tony mais adopte plus volontiers le point de vue du second.
Le cinéaste joue beaucoup sur les nombreuses dualités que propose le duo au fil des concerts publics ou privés donnés par Don, depuis New York et jusque dans le sud ségrégationniste des États-Unis. Musicien de couleur reconnu, Don présente un raffinement dans ses propos comme dans ses attitudes. Son snobisme fait de lui un étranger quasi méprisant dans l’environnement de Tony. Pour sa part, ce dernier surnommé Lip eut égard à sa « tchatche » figure l’américain moyen, peu instruit et bourré de préjugés racistes.
En mettant en scène un noir riche et instruit et un blanc prolétaire et mal dégrossi, Farrelly inverse le rapport dominant-dominé généralement constaté. Cette configuration peu courante sur nos écrans n’empêche pourtant aucun des deux protagonistes à apprendre de l’autre. La très bonne interprétation de Mahershala Ali et celle de Viggo Mortensen donnent respectivement corps à Don et Tony. Elle vaut à chacun d’entre eux une nomination aux Oscars 2019 au titre de meilleur acteur pour Mortensen et de meilleur second rôle pour Ali. Notons au passage la transformation physique du premier nommé qui lui permet de jouer tant sur son allure, sa gestuelle que sur sa présence physique.
Le titre du film est tiré du guide de voyage The negro motorist Green book qui fut publié chaque année de 1936 à 1966 par le postier Afro-Américain Victor Hugo Green. Il avait pour objet de recenser les itinéraires routiers, motels, bars, restaurants et stations-service ouverts à la clientèle de couleur. Faire de ce guide le motif central du scénario relève d’une idée brillante et originale. Mais alors que ce guide-titre aurait dû être le moteur de la narration « là où la géographie importe », Farrelly le relègue à un rôle de simple accessoire optionnel. Certes, il y a une progression de l’adversité rencontrée par Don assisté de Tony sur l’itinéraire qui les mènera dans le Mississippi et l’Alabama mais rien n’est porté à son paroxysme. A force de détours, le cinéaste contourne son sujet notamment politique. La narration empruntée, parfaitement linéaire, s’avère programmatique et finalement inoffensive par manque de dénonciation frontale. Elle pourra même paraître quelque peu complaisante aux esprits les plus chagrins et nuit au rythme du road movie.
La forme très classique et le fond plutôt lisse et résolument optimiste de Green book lui confère une étiquette de film grand public, consensuel – candidat idéal donc aux prix du public en festival. Quoi qu’on puisse y voir un pensum, le propos politiquement correct, la réalisation honnête ont ainsi valu à Green Book de recevoir le prix du public à Toronto et trois Golden Globes: meilleur film, meilleur scénario et meilleur acteur dans un second rôle pour Mahershala Ali.
Le 24 février prochain, Farrelly pourra prétendre à de nouvelles récompenses puisque le film a obtenu cinq nominations aux Oscars. Parmi celles-ci – meilleur film, meilleur acteur, meilleur scénario, meilleur montage et meilleur second rôle – la plus probable serait qu’Ali obtienne un deuxième Oscar du meilleur second rôle, deux ans après celui obtenu pour Moonlight (Barry Jenkins).