Le monde est un lieu mystérieux, surtout vu à travers les yeux d’un animal. Sur son chemin, EO, un âne gris aux yeux mélancoliques, rencontre des gens bien et d’autres mauvais, fait l’expérience de la joie et de la peine, et la roue de la fortune transforme tour à tour sa chance en désastre et son désespoir en bonheur inattendu. Mais jamais, à aucun instant, il ne perd son innocence.
Avec Eo, Skolimowski pose des questions: Où aller ? Où va-t-on ? Dans quel monde vit-on, et quel monde laissera-t-on à nos enfants ? Vivre dans ce monde, où cela mène-t-il ?
Peut-on parler à proprement parler d’un remake du chef d’œuvre de Bresson Au Hasard Balthazar ? Nous le saurons d’ici quelques heures. Nous parlerions plutôt à notre niveau d’une réactualisation avec un changement de perspective. Réactualisation à l’heure du numérique tout d’abord. Bresson lui-même ne se serait probablement pas privé de viser une image sanguinolente s’il avait jugé que cela servait son dessein.
Bresson et Skolimowski partagent des points de vue, notamment sur ce que doit être le cinéma, un art qui ne doit aucunement emprunter au théâtre, mais qui serait plus proche, de fait, de la peinture (nous ne reviendrons pas sur le cinématographe, puisqu’il s’agit de parler d’Eo et de Skolimowski donc, nous y arrivons). Assurément Bresson n’apprécierait pas les effets de mise en scène très voyants (et il est vrai prétentieux, ou exigeant) de Serebrennikov. Mais l’exercice tenté par Skolimowski, de s’autoriser de traduire par l’image une perception horrifique (qui n’est pas sans rappeler The house that Jack builts de Lars Von Trier soit dit en passant), probablement qu’il l’aurait adoubé – mais il n’est pas là pour le faire, cette affirmation reste donc très conditionnelle …
Bresson et Skolimowski auraient certainement conversé des heures sur le devenir de la planète, et probablement qu’ils seraient alarmistes (on vous invite à revoir Le diable probablement, si vous n’êtes pas convaincu de la pensée alarmiste de Bresson sur le sujet, bien avant tout le monde). Skolimowski reprend évidemment ce message. Mais s’il y a bien une différence majeure entre les deux maîtres, un aspect dont Skolimowski se contre-fout, et s’est toujours contre-foutu, à n’en pas douter, elle est à chercher dans le rapport à la morale, à la foi, au religieux, lui le polonais peu bigot. Skolimowski s’est toujours bien davantage inscrit dans le cri, la rage, l’action, et donc le politique. Au Hasard Balthazar était une profession de foi, un appel à un monde meilleur, lavé de tous ses pêchés (et notamment les pêchés capitaux, dont il dressait un abécédaire de façon très théorique et minutieuse). Eo s’apparente bien davantage à un poème visuel catastrophiste ne laissant aucune place au moindre espoir, les dés sont déjà jetés, il est déjà trop tard, le divin n’a de toutes façons pas sa place – s’il doit y avoir un prêtre, ce sera un tartuffe dans Eo.
Une autre différence d’importance se situe dans la façon d’aborder le cinéma. Bresson aimait le contrôle, il pensait son cinéma en permanence, le théorisait à outrance, pour que de la mécanique jaillisse la vérité pure, épurée. Skolimowski au contraire fait partie de ces peintres qui préfèrent les fulgurances, les coups de pinceaux animés d’une intention qui échappe au contrôle, à la conscience, pour mieux se projeter, faire ressortir une puissance inhérente à l’humain. L’image accompagne l’idée; elle la renferme en soi. Ainsi l’usage des symboles est-il très différent entre les deux cinéastes. Bresson les utilise de façon très ostentatoires, forte et directives. Skolimowski aime au contraire brouiller les pistes et laisser le spectateur décider du poids symbolique d’une image, d’un son, ou d’un mouvement de caméra. D’ailleurs, le son, voilà bien un autre point commun entre Skolimowski et Bresson … Tous deux les travaillent à outrance et pensent leur image par eux, à travers eux. L’habillage musical d’Au Hasard Balthazar, sublime ode de Schubert, visait à apporter le ton doux-amer, mais aussi ramenait au divin. L’habillage musical de Eo, vous l’aurez deviner, vise bien davantage à traduire la brutalité de notre monde, tel qu’il est aujourd’hui, et sera demain.