Shelley (2016), premier long métrage d’Ali Abbasi, reste à ce jour inédit en France. Pour sa part, Border son deuxième opus ne passe pas inaperçu. Dans la quête identitaire menée par Tina (Eva Melander) flanquée de Vore (Eero Milonoff) son double masculin, le cinéaste se joue des limites du cinéma de genre. A l’image de Get out (2017, Mixité des genres) de Jordan Peele mais dans un autre registre, Border déplace les bornes pour rendre visite sans rendre visible la frontière entre animalité et humanité. De ce parti pris fort nait un film étrange, troublant et par instant prodigieux.
Tina, douanière à l’efficacité redoutable, est connue pour son odorat extraordinaire. C’est presque comme si elle pouvait flairer la culpabilité d’un individu. Mais quand Vore, un homme d’apparence suspecte, passe devant elle, ses capacités sont mises à l’épreuve pour la première fois. Tina sait que Vore cache quelque chose, mais n’arrive pas à identifier quoi. Pire encore, elle ressent une étrange attirance pour lui…
Lauréat du prix Un certain regard à Cannes, Border ne pouvait trouver meilleure sélection d’accueil tant ce film exige du spectateur un regard autre que celui, normé et conditionné, que nous avons acquis depuis notre plus tendre enfance. Son auteur, Ali Abbasi, a pris le risque de réaliser un film qu’une partie du public jugera grotesque, vain et raté. De ces spectateurs nous entendrons quelques rires en début de métrage. Mais, alors que le film ne fait que dévoiler ses premiers mystères, ces rires disparaitront rapidement et pas uniquement parce qu’une partie de cet auditoire aura quitté la salle.
Avant Abbasi, d’autres cinéastes s’étaient aventurés sur ces terrains mouvants où la portée et le jugement de notre regard sont sans cesse mis à l’épreuve. Nous pensons notamment à l’œuvre cinématographique complète de Tod Browning ou encore à David Lynch et son Elephant man (1980). Et, comme ces illustres prédécesseurs, le cinéaste danois d’origine iranienne parvient à maintenir de bout en bout l’étrangeté d’un récit troublant et sidérant. Ce trouble est d’autant plus grand que le film baigne dans un univers des plus réaliste.
En mêlant ainsi naturalisme et légende (scandinave), Border semble emprunter au réalisme fantastique de H. P. Lovecraft, point de rencontre entre mythes et réalités. En fait, le film est adapté d’un récit éponyme publié dans le recueil de nouvelles Let the old dreams die (2011) de John Ajvide Lindqvist. Cet écrivain suédois avait déjà vu son roman horrifique Laisse-moi entrer (2004) magistralement adapté au cinéma par Tomas Alfredson dans Morse (2008). Au récit originel, Abbasi et ses coscénaristes, dont Lindqvist, ont ajouté une intrigue policière visant au démantèlement d’un réseau de pédophiles.
Dans sa fonction d’agent des douanes, Tina utilise son regard mais surtout son flair qui n’a pas son pareil pour sentir littéralement la culpabilité, la honte ou la peur chez les fraudeurs. Ce don interroge tout comme le physique étrange et primitif de cette femme solitaire car différente. Cette étrangeté est doublée par l’apparition de Vore, double masculin de Tina. Le duo formé partage un même profil néandertalien (front, pommettes et bas du visage proéminents).
Se qualifiant voyageur, Vore matérialise le lien vers la mythologie scandinave là où Tina, plus sédentarisée, apparaît cependant davantage à son aise au milieu de la nature et proche des animaux. Avec Vore, personnage aux intentions incertaines, Border acquiert une dimension psychologique supplémentaire. L’étrangeté et la force graphique du visage de Tina et Vore captivent le regard et ne cessent de nous interroger sur nos capacités à appréhender l’altérité physique.
Tina et Vore sont respectivement incarnés par Eva Melander et Eero Milonoff. La comédienne suédoise et son homologue finlandais relèvent ici le défi d’interpréter avec justesse deux rôles difficiles et peu gratifiants. Les deux acteurs créent un langage primal spécifique et fascinant au rythme de leurs grognements et de leurs gestes et déplacements empruntés. Leur performance d’acteur, ici le terme est nullement galvaudé, est admirable et mérite d’être soulignée. Et, alors que le metteur en scène pousse chaque séquence à son paroxysme, la scène de révélation sexuelle entre Tina et Vore, placée quelque part entre animalité et humanité, casse nombre de codes de ce genre de scène au cinéma.
Le malaise va même grandissant quand la pire des animalités sera dénichée derrière un protagoniste insoupçonnable… d’apparence car notre regard-juge aura été pris à nouveau en défaut. Border ne cesse de surprendre allant de révélation en révélation pour dénicher l’animalité là où nous ne l’attendions pas. A la lisière du monde animal, ce film à la mise en scène très charnelle et sensorielle interroge notre part d’animalité. Le parti pris par Abbasi vise à déranger, à choquer et à transgresser quelques codes bien établis au rythme d’une étrangeté mouvante, insaisissable et définitivement troublante.
Thriller réaliste oscillant entre fantastique et horrifique au titre prémonitoire, Border bouge les limites mentales et physiques pour mieux inverser les genres. Sans aucun doute, ce film ne plaira pas à tout le monde. Et, sans aucun doute non plus, Border trônera en fin d’année en bonne position parmi les propositions cinématographiques que le 7ème art aura bien voulu nous donner à voir durant cette année 2019 naissante.