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French Connection – L’action désorientée

Pour beaucoup, la carrière de William Friedkin se résume à L’Exorciste (1973), film qui, aux côtés des Dents de la mer (1975) de Steven Spielberg, contribua à lancer la mode des blockbusters horrifiques, soit des productions dont la rentabilité se mesure aux litres d’hémoglobine dispensées par le film. Il y eut pourtant un avant et un après L’Exorciste, ce que prouve admirablement la ressortie en salles cette semaine de French Connection (1971).

Rejouer la matrice

Dans l’histoire des figures et des formes, French Connection marque une étape, incarnant la modernité du film d’action américain. Douze ans plus tôt, La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959) formulait les règles du genre, que l’on pourrait exposer ainsi : une intrigue linéaire emportée par un mouvement continu et un rythme graduel offrant au réalisateur un espace de jeu propice à l’ingéniosité visuelle. De fait, le film d’action est un genre de l’espace, c’est-à-dire un genre spécifiquement américain, l’image l’emportant sur la réflexion, et la perception du temps passant par une modification topographique des évènements permise par les moyens du montage (dilatation/fragmentation). Ainsi, Hitchcock inventera le MacGuffin, prétexte narratif, déclencheur du mouvement de l’action. Dans French Connection, le scénario de Ernest Tidyman, adapté du roman de Robin Moore, développe une trame jouant d’une opposition toute classique et manichéenne. D’un côté le Mal incarné par le trafiquant de drogue marseillais Alain Charnier (Fernando Rey) ; de l’autre le Bien que figure le détective James Doyle dit « Popeye » (Gene Hackman). L’arrivée de Charnier en terre américaine enclenche la rencontre, l’action et son mouvement. La progression narrative doit alors se confondre avec le rythme de ce dernier. D’abord un calme plat – présentation des personnages définis par leur espace : paysages ensoleillés de la cité phocéenne pour Charnier/grisaille et froid new-yorkais pour Doyle – puis, enclenchement du rythme à travers la phase d’observation (la filature dans la rue, puis dans le métro) ; éclatement de l’action (la poursuite de l’homme de main par Doyle) ; dénouement qui signale la fin du mouvement (Doyle passe dans le hors-champ et quitte le cadre). Le récit du film de William Friedkin rejoue donc l’un des poncifs du film hollywoodien classique : la recherche d’un criminel par un inspecteur. Mais si dans les années trente, l’avancée résultait du dialogue (interrogatoire des victimes, procédure judiciaire, etc.), ou, dans les années quarante, par l’errance solitaire d’un détective privé en perte de repères, French Connection rejoint d’abord sa matrice hitchcockienne à travers la substitution du sens par le mouvement. La clarté narrative permise par la première étape permet d’effacer la dimension psychologique au profit de l’action. La caractérisation des personnages s’établit sur de pures comportements : si Doyle est instinctif et brutal, Charnier est mesuré et calculateur.

Proche du burlesque

Le film d’action s’appuie sur des scènes fondatrices : la séquence de l’avion chez Hitchcock, celle de la poursuite en voiture chez Friedkin. À bien y repenser, ces dernières n’ont aucun sens. Dans La Mort aux trousses, l’engin venu du ciel apparaît comme une menace démesurée au regard de l’individu à abattre ; de la même manière, dans French Connection, l’homme de main chargé d’assassiner Doyle, ira jusqu’à détourner un tramway que suivra l’inspecteur depuis la route. Cette absurdité, héritage des burlesques et du fameux mécanique plaqué sur du vivant décrit par Bergson, assure l’autonomie de l’action. Dans ces scènes, rien ne compte plus que le mouvement et son propre développement. Celui-ci impose la recherche de moyens pour dynamiser son action. Sans le recours aux dialogues, le cinéaste doit employer les possibilités que lui offre l’espace seul. Le montage de Christopher Newman et Thoedore Soderberg alterne les points de vue (voiture/tramway), les échelles de plans (plans larges/plans rapprochés/gros plans), les focalisations (interne/externe), tandis que la musique de Don Ellis maintient la continuité de la séquence. La structure rythmique du film d’action affirme une constance, passant sans cesse du point mort (les phases d’observation et d’écoute) au point fort (les séquences de mouvement). Dans le film de Friedkin, les nouvelles techniques permettent de sensibiliser la formulation de ces différentes étapes. Le zoom figure l’attention de l’inspecteur ou permet de maintenir la cohérence de l’espace en créant un montage à l’intérieur du plan, la caméra portée à l’épaule fait ressentir la tension qui habite le corps du héros. Autant de procédés visuels propres à faire sentir l’action.

Déjouer les traditions

Pourtant, French Connection n’est pas qu’une reprise seventies de la matrice hitchcockienne. Chez Friedkin, la modernité passe d’abord par la présence d’une dimension tragique. Tout au long de son mouvement, Doyle se voit rappeler sa Faute (sa dernière enquête a coûté la vie à un policier à l’instar du héros de Vertigo). Dans la séquence finale qui voit Doyle poursuivre lentement et en silence Charnier dans un entrepôt désaffecté, sa balle touchera justement l’un de ses collègues, comme si tout était écrit à l’avance. Poussé par une volonté à toute épreuve, Doyle sort du cadre sans se soucier de l’inspecteur touché, et tire un dernier coup de feu qui ne trouvera pas sa cible. Alors que chez Hitchcock, l’ordre était in fine rétablit, chez Friedkin rien ne se termine jamais. Doyle pénètre un hors-champ incertain et son action ne rencontrera que la mort.

Si dans les années quatre-vingt-dix, la saga des Die Hard (retenons surtout la tétralogie qui s’étend de 1988 à 1995) saura faire sienne les mécanismes du film hitchcockien (catharsis par l’absurde et le gigantisme), French Connection débouche sur un non-sens allant à l’encontre du rétablissement escompté. Ce n’est plus un train qui fonce dans un tunnel (dont on imagine la sortie métaphorique), mais un homme qui pénètre dans un hors-champ sans issus. Friedkin sut provoquer le délice d’une action qui n’existera plus que pour elle-même, sa finalité étant reléguée à l’invisible et à l’indicible d’un mouvement sans fin(s). Pour celles et ceux qui aimeraient en apprendre plus sur French Connection et Friedkin, on ne peut que leur conseiller la lecture de l’excellente autobiographique du réalisateur, Friedkin Connection. Les mémoires d’un cinéaste de légende, publiée en 2014 aux Éditions de La Martinière.

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