Univers où le gothique flirte avec le kitch et où l’inquiétant revêt l’apparat du quotidien. Atmosphère référencée où les clins d’œil s’empilent sans jamais atténuer l’originalité du geste premier. Pas de doutes, Edward aux mains d’argent (Edward Scissorhands, 1990) porte bien la marque de son réalisateur, Tim Burton. Sur le papier, écrasé entre les budgets des deux Batman réalisés par Burton pour la Warner, Edward aux mains d’argent apparait comme une pause salvatrice que sut s’octroyer le génial réalisateur de Frankenweenie (2012). La ressortie en salles cette semaine de ce singulier conte de noël nous permet d’en mesurer toute la grâce et la portée.
Un art de la dialectique
Soit une banlieue américaine typique que l’on croirait sortie d’une série des années cinquante. Des rangées bien symétriques de maisons non moins identiques, des femmes aux foyers devenues des professionnelles du commérage, des garçons footballers et des filles cheerleaders. Soit un manoir sorti tout droit d’un conte horrifique. Une immense grille, un intérieur aux dimensions expressionnistes, de la poussière, peu de lumière et… une créature. Cette dernière deviendra le point de conciliation de ces deux univers antagonistes. Edward (Johnny Depp), curieux hybride doté de mains-ciseaux, né de l’imagination d’un savant plus aimant que fou (mythique Vincent Price) se voit entrainer dans le quotidien édulcoré de la famille Boggs. À leur contact, l’apprentissage sera double. D’abord formateur, pour ne pas dire réducteur, l’innocence et les talents artistiques de Edward étant mis au service des besoins jardiniers et capillaires des ménagères du quartier. Ensuite édificateur, dans la logique de la dialectique amoureuse, puisque le choc de la rencontre entre Edward et Kim (Winona Ryder) ne peut se résoudre que dans son dépassement, un anéantissement qui n’en est pas vraiment un : Edward, disparu reste présent, en atteste les copeaux de glace devenus flocons de neige évanescents.
Forme(s) hybride(s)
La rupture dialectique sert autant le matériau narratif que la forme du film. L’arrivée de Edward dans la banlieue américaine c’est l’intrusion du cinéma muet dans le Technicolor hollywoodien (le musical n’est jamais loin), la confrontation de l’art pop et de l’avant-garde. Le costume, le maquillage et le jeu doucement halluciné de Johnny Depp – dont il s’agit de la première collaboration avec Burton – en font un curieux mélange entre le Freddy de Wes Craven (griffes affutées obligent) et Cesare, le somnambule du Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1920). On songe aussi au mythe de Frankenstein, fondateur on le sait pour l’inspiration du cinéaste. Les plans fixes et normés se voient habiter par les mouvements fluides et libérés de l’altérité. Les compositions chromatiques retrouvent leur nécessaire part d’ombre, chérie puis fuie en fonction du double mouvement d’attraction-répulsion propre au monstrueux.
Fable où la moralité est à chercher de l’autre côté du miroir, Edward aux mains d’argent annonce l’onirisme de L’étrange Noël de Mr. Jack (1993, rappelons ici que Burton n’en est que le producteur). Alors que la réalisation d’un Beetlejuice 2 a été annoncée, on ne peut que se réjouir de retrouver en salles l’une des œuvres matricielles du plus atypique réalisateur américain de sa génération.