Parmi les invités d’honneur du festival Lumière 2022 (notre journal critique) figurait Lee Chang-Dong. Ce cinéaste sud-coréen d’une extrême discrétion est rare tant dans les médias qu’à l’écran (seulement six longs-métrages écrits et réalisés en l’espace d’un quart de siècle). Nous avons saisi cette occasion rare de partir à la rencontre de cet écrivain devenu cinéaste primé à la Mostra de Venise pour Oasis (2002) et qui fut même Ministre de la culture en 2003-2004 dans son pays natal. Nous restituons ici les échanges entendus entre un public cinéphile et un cinéaste dont l’importance dans la Nouvelle Vague du cinéma sud-coréen n’a d’égal que l’extrême modestie.
Face à une salle comble qui l’accueille sous les applaudissements, Lee Chang-Dong s’incline presque gêné par autant d’honneurs. Ses premiers mots, au-delà des remerciements, révèlent un homme d’une grande modestie, presque effacé. Il s’interroge : cet accueil chaleureux est-il vraiment mérité ?
Virginie Apiou (VA) : La sphère familiale, qu’elle soit naturelle ou adoptive, semble constituer un des axes autour duquel s’articule les récits mis en exergue dans votre filmographie.
Lee Chang-Dong (LCD) : Mes films, que j’estime parfois ennuyeux, ne doivent pas générer de rencontres ennuyeuses. Enfin, je l’espère. Ils ont pour point de départ la vie et les relations humaines. La famille s’impose alors d’elle-même en filigrane dans l’écriture scénaristique. La famille est en effet une notion fondamentale car mes personnages cherchent à se construire une personnalité pour combler les failles [physiques et/ou psychologiques] auxquelles ils sont exposés.
VA : Vos personnages principaux sont jeunes, voire adolescents, vos films ont-ils cependant l’ambition d’embrasser toutes les générations ?
LCD : Il n’y a pas de raisonnement à tenir face à l’âge des protagonistes de mes films. En effet, quel que soit leur âge, c’est la nature humaine qui doit prédominer.
VA : Vos personnages sont solitaires ce qui les contraint à être imaginatifs, créatifs.
LCD : Grâce à votre question, je me rends compte qu’effectivement mes personnages sont solitaires. Ce n’est pas intentionnel. Ils sont peut-être finalement un reflet de moi-même car je suis un grand solitaire. J’ai un attachement particulier aux personnages reflets. Tous sont en quête de quelque chose qui n’est autre que le sens de la vie.
VA : A l’exception de Ben [Steven Yeun] dans Burning (2018), tous vos personnages appartiennent à une classe sociale modeste.
LCD : Ce sont des personnages en souffrance. Moi-même, je suis issu d’un milieu très défavorisé et ma sœur souffre de paralysie cérébrale [ndlr : on trouve trace de ce handicap dans Oasis, film probablement le plus personnel de LCD]. Contrairement aux interprétations souvent lues, Oasis n’est pas une ode à l’amour. Il y a de la violence entre les deux personnages centraux [interprétés par Gong-ju Han et Jong-du Hong]. La question que soulève ce film est : un amour est-il possible entre eux ?
VA : Ils se caractérisent aussi par les menaces, les dangers et la violence qui les entourent.
LCD : Ils sont constamment en combat face à quelque chose d’intérieur ou d’extérieur. La violence mise en images n’est pas uniquement coréenne, elle est mondiale. C’est une violence au quotidien et banalisée. De ce fait, elle est la plus difficile à supporter.
VA : Cette obstination de vos personnages n’est-elle pas perceptible dans le cheminement qu’ils se sont donnés de suivre ?
LCD : Ils mènent un combat qu’ils ne pourront pas gagner. Ils ont conscience que leur lutte face au destin et au temps est perdue d’avance mais c’est ce qui les anime dans leurs actes.
VA : Est-ce que le territoire de la Corée du Sud et sa frontière avec la Corée du Nord sont des sources d’inspiration dans vos réalisations cinématographiques ?
LCD : Mes films sont à regarder dans leur contexte territorial. Mais ils doivent ensuite être ouverts sur le reste du monde. Ce sont des suggestions, des invitations à partager des choses. Le spectateur doit se glisser dans la peau de quelqu’un d’autre et attacher une attention particulière aux communications entre les personnages.
VA : Vous semblez utiliser les paysages que vous filmez comme des reflets de l’âme humaine.
LCD : J’attache une grande importance à l’environnement dans sa dimension naturelle. J’évite de le fabriquer de façon artificielle. Dès l’écriture du scénario, je me place dans une démarche de reproduction de l’environnement mais surtout pas de recréation de celui-ci.
VA : Pour vos environnements intérieurs, vous optez pour des appartements exigus dans lesquels la circulation est compliquée. Comment filmez-vous cette exiguïté de sorte que ça ne paraisse pas fabriquer ?
LCD : Je me pose la contrainte de ne pas recréer artificiellement les décors intérieurs. L’exiguïté apporte des problèmes d’angles de prise de vue et de gestion de la lumière et des zooms. Dès lors, la création de décors s’avère inévitable mais j’impose que ces décors recréés soient à l’échelle réelle (1:1).
Il y a cependant des exceptions telle que la scène de Oasis montrant un éléphanteau dans un appartement. Nous n’avons pas eu l’autorisation de tourner cette séquence en Corée du Sud (protection des animaux). Elle l’a été en Thaïlande où nous avons déménagé le décor qui a été finalement recréé sur place à l’échelle 1,5/1. En effet, l’éléphanteau avait grandi durant le laps de temps qui s’était écoulé entre la recherche d’un nouveau lieu de tournage et le déménagement du décor.
L’entretien se poursuit par une séance de questions du public présent dans la salle et durant laquelle LCD prendra plaisir à voir les membres du public interagir entre eux.
Question du public (QP) : Pourquoi avoir privé Poetry (2010) de tout accompagnement musical ?
LCD : Je n’aime pas l’utilisation de musiques dans les films car c’est artificiel et peu réaliste. Poetry a un rythme donc une musicalité, c’est celle-ci qui est utilisée. Pour autant, une musique avait été créée sur la base du scénario. Mais c’est au moment du montage technique du film que j’ai pris la décision de ne pas en faire usage.
QP : Vous faites dans Poetry un filmage poétique des visages et des regards. Etait-ce lié à la direction d’acteurs ?
LCD : Non. Sur les plateaux de tournage, je demande aux acteurs de ne pas jouer. L’objectif est de capter l’expression à l’état pur, un vrai ressenti. Je dois souligner le travail monstrueux effectué par les comédiens. Le travail du réalisateur consiste à ce que les acteurs puissent se concentrer entièrement et exclusivement sur leur personnage.
QP : Comment s’est déroulée l’écriture du scénario de Burning (2018) ?
LCD : Le scénario de Burning est une adaptation d’une nouvelle que ma coscénariste [Jungmi Oh] m’a proposé. Initialement, le projet m’avait été proposé par la chaîne NHK. Je leur avais donné mon accord pour participer à la production du film. De fil en aiguille, j’ai fini par accepter aussi de réaliser ce long-métrage.
QP : Comment faire ressentir un sentiment à un spectateur qui n’a pas la même démarche intellectuelle que la vôtre ?
LCD : Voilà une question « perçante ». A travers sa mise en scène, le réalisateur donne aux spectateurs une image lambda. C’est ensuite aux spectateurs que revient la tâche de venir coller un sens, un symbole aux images fournies. Il est essentiel pour les réalisateurs de faire confiance aux spectateurs.