Dans le paysage moribond, mais pourtant florissant, du cinéma fantastique contemporain, la découverte d’un film novateur constitue une petite surprise en soi. Entre le système des franchises, la mode des remakes et le recours à des formes éculées pour ne pas dire stéréotypées, l’uniformité règne et l’originalité reste en berne. Du fantastique, Les Yeux de Julia (Los ojos de Julia, 2010) reprend certaines thématiques de prédilection : le double, la revenance, la réflexivité du regard. Ces blasons, le film de Guillem Morales les renouvellent à travers un savant mélange de thriller et d’horreur. Autant dire que la vision de cette production espagnole, toute à la fois respectueuse des motifs du genre et soucieuse d’en singulariser la représentation, s’apparente à un événement que Le Mag Cinéma se devait de faire partager à ses lecteurs.
Réfléchir l’espace, (res)sentir le temps
Au cinéma, la figure de l’aveugle se présente comme un défi aux multiples possibilités scénographiques. Le non voyant se voit souvent conférer des pouvoirs surnaturels aptes à pallier son handicap tout en soulignant son irrécusable marginalité. La cécité est justement ce qui unit Julia à sa sœur jumelle Sara (Belen Rueda dans ce double-rôle). Si la première subit une dégradation progressive de sa vision, la seconde a déjà sombré dans le royaume de la nuit. Après l’échec d’une ultime opération, Sara a choisi de se donner la mort, un suicide qui dans son trajet vers les ténèbres apparaît comme un acte logique. Pourtant Julia refuse d’admettre cette hypothèse, elle qui partage avec sa sœur un étrange lien proche de la télékinésie affective. Commence alors une enquête qui mènera l’héroïne aux confins du visible, de la solitude et de la perte.
L’intelligence du scénario co-signé par Guillem Morales et Oriol Paulo est de parvenir à développer un grand nombre de thèmes autour d’un unique sujet. La sensibilité de l’aveugle permet d’asseoir une sorte de primitivisme du geste. L’aveugle voit souvent mieux que le voyant, sans doute (trop) habitué à son avantage perceptif. L’absence de représentations concrètes pousse à l’utilisation des autres sens. L’aveugle touche, écoute, sent, un ensemble de capacités qui rapprochent son attitude d’une posture animale. Ainsi, par le biais du champ-contrechamp, Guillem Morales rend cette métaphore effective à l’écran, comparant Julia à un chat crachant. Le bandeau attaché aux yeux du personnage récuse la présence du visage pour lui préférer le reste du corps : jambes tremblantes, mains hésitantes. Les trajectoires, forcément incertaines, de l’aveugle vont à l’encontre de tout entendement spatial. Julia trébuche, tombe, se relève, s’appuie sur les murs qui apparaissent alors dans leur première réalité : celle d’un décor, ou plutôt d’un espace cadré de façon consciente par un cinéaste. L’omniscience habituelle de l’aveugle déborde donc le cadre de la fiction pour toucher au cœur même du dispositif cinématographique. L’attachement constant à la représentation d’une action menée à l’aveuglette conduit à la révélation absolue. Pour l’aveugle comme pour le spectateur, le monde sensible n’est en fin de compte que du cinéma.
Point aveugle
La figuration de l’aveuglement prend par ailleurs la forme d’une exigence esthétique. La vue subjective alterne entre la perception troublée de Julia et celle invisible du mystérieux assassin. Ce dernier s’arme, à la manière du serial-killer du Voyeur (Peeping Tom, Michael Powell, 1960), d’un appareil photographique dont le flash conduit à l’évidement du cadre. Cette dichotomie essentiellement visuelle conduit à la réalisation de séquences de haut vol qui pourront rappeler certaines scènes du Silence des agneaux (The Silence of the Lambs, Jonathan Demm, 1991). Mais le film de Guillem Morales se détache de son illustre modèle par le recours à une caractérisation formelle plutôt que psychologique dans son traitement de la relation du bourreau et de sa victime. Si l’un souffre de ne pas voir, l’autre peine à être vu. Là où le regard de la seconde scrute sans voir, celui du premier accuse le rejet de ses congénères. Dans un cas comme dans l’autre, la relation se réduit à un ensemble de corps tronqué. Cette décollation formelle frappe par sa constance et souligne la principale réussite du film : être parvenu à retranscrire le point de vue d’un aveugle.
Le soin apporté à la réalisation oblige sans doute à la comparaison avec les premiers giallos de Dario Argento. Comme dans les films du maître du suspens italien, Les Yeux de Julia associe à l’enquête criminelle une aventure plus métaphysique dont la clé se trouve au creux de la composition. Le monde de Julia est celui des ombres et des silhouettes en mouvement. À travers son regard biaisé c’est le plan qui s’effondre. Bientôt, plus rien, ou plus encore car le noir abrite des images que l’on ne saurait voir. Traverser l’œil, c’est découvrir l’univers.
Produit par Guillermo del Toro, Les Yeux de Julia appartient à cette frange du cinéma fantastique que l’on aimerait voir plus souvent sur nos écrans. L’hybridité du fond et de la forme joue à plein et prouve qu’à l’ère du recyclage incessant l’originalité peut encore advenir.