Si les trois statuettes remportées par La Forme de l’eau lors la 90e cérémonie des oscars (meilleur réalisateur, meilleur film, meilleure musique) ont permis d’affirmer l’excellence du film de Guillermo del Toro, ce petit triomphe a tout autant contribué à souligner le retard pris par l’académie dans la reconnaissance de l’œuvre du réalisateur mexicain. Soutenu par la critique et le public depuis Cronos (1990), son premier long métrage, del Toro a de film en film maintenu une cohérence thématique et stylistique fondée sur un rapport duel entre réalité et fantastique selon une ambivalence commune autour du rêve et du cauchemar. Dont acte avec La Forme de l’eau qui apparaît (pour le moment) comme le point culminant de cette recherche.
Une (dés)-humanité
En situant le récit de La Forme de l’eau dans l’Amérique des années soixante, Guillermo del Toro (par ailleurs coscénariste du film avec Vanessa Taylor) prolonge l’une des ambitions majeurs de son cinéma. Discuter de l’Histoire à travers le récit personnel et singulier des êtres qui l’habitent et qui, peut-être, parviendront à la transformer. La chose était déjà sensible dans Le Labyrinthe de Pan (2006) qui évoquait le franquisme par le truchement d’un imaginaire enfantin tout à la fois libérateur et conditionné par les horreurs de la guerre. Ici, c’est l’Amérique bien pensante des sixties que del Toro fustige à travers une lecture critique de ses valeurs les plus emblématiques.
Ces dernières se trouvent incarnées en la personne du Colonel Richard Strickland (Michael Shannon), dont le jusqu’au-boutisme se confond avec une morale malsaine et nauséabonde (racisme, sexisme). Son évolution accuse une exposition de ses faiblesses à travers le pourrissement progressif de son corps. Échappés d’un bandage les deux doigts gangrénés du Colonel expriment mieux que toute autre image sa profonde (dés)-humanité.
L’apparence archétypale que confère del Toro à ses personnages se résout à travers la formation d’un discours oscillant sans cesse entre ses deux composantes. Par la représentation d’une créature à l’identité complexe, cette dimension dialectique prend une valeur hautement ambigüe. À l’instar du héros du diptyque Hellboy (2004-2008), l’homme-poisson (Doug Jones) de La Forme de l’eau convoque une multiplicité d’interprétations (et d’appréciations).
Divinité hybride, la créature amazonienne s’inscrit dans la lignée des monstres de l’âge d’or hollywoodien. Sa forme rappelle celle de L’Étrange Créature du lac noir (Jack Arnold, 1954), sa démarche et sa logorrhée s’inspirent de la créature de Frankenstein composée par Boris Karloff, tandis que sa dimension politique doit sans doute être affiliée à celle du King Kong (1933) de Schoedsack et Cooper. Mais del Toro se distingue de ses aînées en se refusant à reléguer la créature à la périphérie de son récit. Bien au contraire, ici comme dans les précédents films du maître mexicain, le monstrueux, véritable axiome de son cinéma, se voit conférer un rôle central et prédominant.
Complémentarité de la forme
Car, à travers la figure du monstre, c’est moins la pitié que cherche à susciter del Toro que la représentation d’une complémentarité. Cruciaux, les faces à face avec Elisa (Sally Hawkins) expriment tour à tour l’idée d’un dédoublement et d’une fusion, à la manière des gouttes de pluie ruisselant sur la vitre du train ponctuant le film. La créature s’offre en définitive comme un (r)appel de la condition première de l’héroïne. Les cicatrices se voient transformer en branchies, et les traumas du passé affirment la possibilité d’une renaissance.
Chez del Toro, l’anoblissement de la créature va de pair avec une élévation de la mise en scène. Si dans Crimson Peak (2015), son précédent métrage, le récit gothique assurait la prédominance du décor dans la constitution de l’atmosphère visuel du film, les sources sont ici plus nombreuses.
Le réalisateur a pu ainsi citer Vincente Minnelli, William Wellman, Max Ophüls, Stanley Donen, ou certaines estampes japonaises, comme les principaux instigateurs de son style pour La Forme de l’eau (voir : Ciment Michel et Codelli Lorenzo, « Entretien avec Guillermo del Toro », Positif, n°684, février 2018, p 19). Ces références se retrouvent d’abord à travers les nombreux mouvements de caméra scandant la structure formelle du film. Élégants, ceux-ci convoquent une certaine fluidité faisant directement écho au motif de l’eau qui ne cesse d’envahir le cadre, au point de l’évider de sa présence.
Mais, par ailleurs, la constance du mouvement produit une impression éminemment temporelle. D’où l’importance du musical auquel del Toro se réfère sans cesse, multipliant les citations et les allusions indirectes. Muette, l’héroïne est comme désynchronisée du monde qui l’entoure. Sous l’eau, la parole s’efface au profit du geste dont l’importance est encore redoublée par la pesanteur du milieu.
La forme de l’eau se veut donc inclusive, fédératrice. Son cycle suppose moins une décomposition qu’une recomposition constante de sa structure, récupérant en son sein la qualité des êtres venus à sa rencontre. Revenue à une sorte d’état moléculaire, Elisa s’épanouit dans l’obscurité des fonds marins. Chez del Toro, ceux-ci constituent moins le néant que le véritable commencement de l’existence.
Pour celles et ceux qui souhaiteraient en savoir plus sur l’œuvre de del Toro, nous rappelons la publication en 2016 du bel ouvrage Dans l’antre avec les monstres (Huggin & Muninn), rédigé par le réalisateur lui-même qui propose
une véritable visite guidée des coulisses de sa création.
https://www.youtube.com/watch?v=e5AW-_ZPpDg
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