De l’autre côté du vent version Netflix est né d’une centaine d’heures de rushes et d’un montage d’une quarantaine de minutes réalisés par Orson Welles (Souffle accidentel ?). Derrière un titre d’une belle poésie assurément évocatrice se déploie une œuvre expérimentale de deux heures, une sorte de patchwork mêlant élans et chaos dans une vaste mise en abyme teintée d’autobiographie. Comme Citizen Kane (1941), De l’autre côté du vent dresse le portrait d’un homme célèbre devenu persona non grata.
Après des années passées en Europe, le grisonnant J.J. « Jake » Hannaford (un John Huston prophétique) entouré de fans et de sceptiques tente un come-back dans un Hollywood bien changé en mettant un point d’orgue à l’œuvre du cinéaste le plus aventureux de l’histoire du cinéma : Orson Welles.
En première lecture, nous pourrions tenter de résumer De l’autre côté du vent en ces termes : un montage achevé d’un film inachevé. Mais la double unicité enfermée dans cette définition se révèle doublement réductrice. Ce film unique, dans tous les sens du terme, est en fait double car il mêle documentaire et film de fiction. Deux films en un donc, chacun étant contemporain de l’autre. Film inachevé d’Orson Welles, De l’autre côté du vent fait ainsi le récit du film éponyme et également inachevé par manque de moyens. De retour à Hollywood après un long exil européen, Jake Hannaford (John Huston) est le réalisateur de ce film inachevé. De cette vertigineuse mise en abyme, le récit fictif deviendra bel et bien réalité…
La partie documentaire de L’autre côté du vent donne à voir les coulisses de la réalisation d’un film et du visionnement à l’écran ou en salle de projection privée d’une première ébauche de montage, scènes manquantes incluses… Le contexte, fête donnée en l’honneur du soixante-dixième anniversaire de Hannaford, est pour Welles le prétexte à donner libre cours à un filmage débridé. Plusieurs caméras 8, 16 ou 35 mm filment la soirée et la projection du film inachevé en noir et blanc ou en couleurs. Il n’est ainsi pas rare de voir dans le champ de la caméra dont les images sont diffusées une ou plusieurs autres caméras. Les cadrages imprécis, les mouvements d’appareil précipités parachèvent l’aspect documentaire d’un filmage fait sur le vif et restitué au format 1.37 ou 1.66. On a là, pèle-mêle, des images prises par des fans, celles d’un faux reportage destiné à la télévision, celles privées prises par des proches de Hannaford, etc.
La sophistication du dispositif mis en œuvre accentue le trouble entre ce qui relève de la réalité et ce qui relève de la fiction. De ce matériau brut, le tant attendu montage de L’autre côté du vent restitue un véritable maelström d’images. Le vent-titre souffle si fort qu’il bouscule un assemblage allant jusqu’à proposer cinquante points de montage par minute ! Le spectateur est dans l’œil du cyclone. Toujours en mouvement, les bouts de scènes se succèdent à l’écran dans un montage ininterrompu de séquences interrompues très syncopé et finalement harassant. Et, dans ce qui semble appartenir à la même « scène », le noir et blanc peut succéder à la couleur ou inversement. L’ensemble paraît tout à la fois confus et décousu d’autant que la partie documentaire de L’autre côté du vent n’est gratifiée d’aucun plan de transition ou scène clé.
Dans De l’autre côté du vent, Welles réalise donc un vrai faux documentaire portant sur un vrai faux film inachevé et éponyme. Ce film de fiction dans le film documentaire a pour sa part été tourné en couleurs au format 1.85 sur pellicules 16 ou 35 mm. Il met en scène un duo formé par Oja Kodar et Robert Random. Ces deux jeunes personnages quasi mutiques et peu habillés font penser au couple formé par Daria Halprin et Mark Frechette dans Zabriskie point (1970, Michelangelo Antonioni). Les paysages désertiques environnants sont d’ailleurs communs aux deux films tout comme les expérimentations chromatiques.
Film érotico-hippie, ce De l’autre côté du vent jouit de toute la virtuosité de Welles dans la composition des cadres et des plans. C’est bien à ce film dans le film que sont réservés les éclats de mise en scène et autres fulgurances visuelles. Mais sa diffusion sous forme d’extraits émaillant De l’autre côté du vent ne parvient pas à former une narration consistante. Sur ce dernier aspect, la scène d’amour dans une voiture est symptomatique. Cette séquence remarquable par sa composition tant chromatique que sonore (pluie battante, essuie-glace, collier de perles, souffles), nous est ici proposée dans une version écourtée. La scène se voit ainsi sèchement rompue par un raccord inapproprié. Un « choix » dommageable qui fait regretter que la version montée par Welles d’une durée de sept minutes n’ait pas été conservée dans son intégralité. De l’autre côté du vent nous laisse dans l’attente… du « director’s cut » !
Article en trois parties :
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- Orson Welles, réalisateur-monteur
- Souffle accidentel ?
- En attendant le « director’s cut »