Au fil des épisodes de Voyages à travers le cinéma français, Bertrand Tavernier n’a cessé de souligner l’importance que revêtent les dialogues et les musiques dans les films de patrimoine. De Julien Duvivier jusqu’aux années 60 en passant par le cinéma sous l’Occupation, le même constat est fait sur les chansons, en particulier celles écrites par des metteurs en scène ou interprétées par des acteurs issus du music-hall.
En huit épisodes – près de sept heures et demie de projection -, Bertrand Tavernier, cinéaste-cinéphile, poursuit sa plongée dans le cinéma français des années 1930 à 1970, entamée en 2016 avec son film Voyage à travers le cinéma français.
Les chansons
C’est sur la rupture de ton observée quand les protagonistes de La grande illusion (1937, Jean Renoir) entonnent la Marseillaise que Bertrand Tavernier prit conscience de l’importance dramaturgique des chansons dans le cinéma. Par deux de ses caractéristiques, le cinéma hexagonal a noué d’étroites relations avec le monde de la chanson.
D’abord, de nombreux acteurs venaient du music-hall. Tavernier illustre ce constat par des extraits de films où Jean Gabin dans La belle équipe (1936, Julien Duvivier), Suzy Delair dans Quai des Orfèvres (1947, Henri-Georges Clouzot), Fernandel dans Cœur de Lilas (1932, Anatole Litvak), Bourvil dans La ferme du pendu (1945, Jean Dréville), Danielle Darrieux dans Premier rendez-vous (1941, Henri Decoin) ou encore Charles Trenet dans Romance de Paris (1941, Jean Boyer) poussent la chansonnette. Tavernier n’omet pas de citer Maurice Chevalier et son étonnante leçon d’interprétation et de mise en scène sur la chanson « Le chapeau de zozo », histoire dans l’histoire, dans Avec le sourire (1936, Maurice Tourneur).
Ensuite, beaucoup de metteurs en scène étaient aussi d’excellents chansonniers. Parmi eux, citons Sacha Guitry (Le roman d’un tricheur, 1936), Jean Renoir (French cancan, 1955), Henri Colpi (Une si longue absence, 1961), Carlo Rim (La maison de Bonnadieu, 1951) et Louis Malle (Viva Maria !, 1965). Et ne passons pas sous silence ni Agnès Varda (Cléo de 5 à 7, 1962) ni Jacques Demy (Les demoiselles de Rochefort, 1967) qui collaborèrent sur Lola (1962) respectivement en tant que parolière et réalisateur-scénariste.
Pour sa part, Jean Boyer a notamment écrit la chanson « Comme de bien entendu » (Circonstances atténuantes, 1939) restée célèbre depuis. Et René Clair, auteur de « À Paris dans chaque faubourg » (Quatorze juillet, 1932), fait sans nul doute partie des réalisateurs-paroliers les plus prolifiques. Comme Clair, Julien Duvivier, auquel Tavernier consacre un long segment, a consacré une immense place aux chansons dans ses films.
Julien Duvivier
Duvivier a filmé ses chansons comme autant de moments tendres dans une œuvre cinématographique cumulant les sujets noirs et les épilogues sombres. À son image, ses films à la noirceur jamais ambigüe mais naturaliste ne se laissent pas apprivoiser. Duvivier avait une conception très haute du métier de cinéaste et n’accorda qu’une seule véritable interview durant sa carrière. Sa froideur et sa distance vis-à-vis des médias trouvaient leur explication dans la timidité du metteur en scène. D’ailleurs, Tavernier voit une part autobiographique de Duvivier dans le personnage campé par Daniel Ivernel dans Sous le ciel de Paris (1951) bien que le véritable acteur autobiographique du cinéaste soit Harry Baur.
Finalement, l’explication semble être donnée par le romancier et scénariste Daniel Fuchs dans son portrait de… John Ford qui « pouvait être généreux et bon mais en général se montrait cassant, désagréable et maltraitait ses collaborateurs. […] Il ne parvenait pas à rendre ses films aussi beaux qu’il l’aurait voulu ou rêvé. […] Il était sidérant de voir à quel point il prenait son travail au sérieux, à cœur. »
Duvivier accordait une grande importance à bande-son (musiques et bruits) de ses films comme dans Golgotha (1935) où la piste sonore se voit brutalement coupée lors d’un long travelling. Sa filmographie est ainsi émaillée de nombreuses expérimentations sonores mais aussi formelles. Si certaines sont datées (cadrages obliques), d’autres sont sublimes comme la valse filmée au ralenti d’Un carnet de bal (1937) ou l’utilisation de transparences pour enchaîner les interrogatoires des protagonistes de Dans la tête d’un homme (1933).
Les recherches menées par Duvivier étaient aussi d’ordre dramaturgique. Évitant les conventions morales, il piétinait l’amour maternel dans Poil de carotte (1932). Dans La fête à Henriette (1952), il abordait un sujet rare à l’époque, celui de l’élaboration d’un film. Déjà en 1934, il démarrait Le paquebot Tenacity par un film dans le film et refusait de se plier à une intrique qui paraît désormais très moderne. Pour ce même film, il innovait encore en optant pour une fin ouverte qui fut rejetée par un public encore peu habitué à ce genre d’épilogue. Ainsi, deux ans plus tard et sous la pression de son producteur, Duvivier tourna deux fins pour La belle équipe : une fin optimiste insatisfaisante mais pour laquelle Tavernier affiche une légère préférence et une fin dramatique avec un dénouement aux forceps.
Duvivier pouvait se permettre toutes ces expérimentations grâce à ses extraordinaires qualités de technicien et sa maitrise de la photographie, des cadres et des décors. En guise de démonstration, Tavernier met en parallèle à l’écran la fin de Pépé le Moko (1937) et celle de son remake américain Casbah (1938) de John Cromwell. Les plans sont identiques mais outrageusement décalés dans la version américaine. Le résultat est sans appel, l’épilogue de Casbah paraît beaucoup plus conventionnel et moralisateur.
Mes années 60
Dans l’ultime épisode de Voyages à travers le cinéma français, Tavernier prend pour fil rouge ses collaborations avec Pierre Rissient. À la Nouvelle Vague, dont il a adoré le travail de Claude Chabrol mais n’a pas eu accès à ses images ainsi que celui d’Éric Rohmer traité plus largement (La boulangère de Monceau en 1962 et Le genou de Claire en 1970), Tavernier préfère le cinéma engagé, politique, voire anarchiste.
Ainsi des extraits d’interviews et/ou de films de René Allio, José Giovanni, Michel Deville, Jacques Rouffio ou encore Jacques Deray se succèdent à l’écran. Concernant ce dernier, Tavernier met en lumière la scène d’ouverture frappante de Rififi à Tokyo (1963) et la gestion par des recadrages et de lents travellings des espaces dans La piscine (1969). Il relève ensuite que le côté anarchiste d’Yves Boisset imprègne des films comme R.A.S. (1973), Le juge Fayard (1977), Allons z’enfants (1981) tout comme Un condé (1970) qui provoqua la colère du ministre de l’intérieur qui en demanda l’interdiction et exigea des coupes. Du cinéaste oublié Bernard Paul, Tavernier évoque deux films quasi introuvables : Le temps de vivre (1969) et la chronique prémonitoire sur le mal de vivre en banlieue qu’est Dernière sortie avant Roissy (1977).
Tavernier s’attarde aussi sur deux premiers longs-métrages. D’abord, le très original, quasi mutique et visuellement somptueux Remparts d’argile (1970). Son réalisateur, Jean-Louis Bertuccelli, s’est inspiré d’une grève en Tunisie et tourna ce film en Algérie pour des raisons de censure. Ensuite, L’horizon (1967) où Jacques Rouffio s’empare de la première Guerre Mondiale par la difficile convalescence d’un jeune soldat blessé incarné par Jacques Perrin. Ce film abordant le thème de la désertion a failli subir les foudres de la censure pour défaitisme (scène des poilus tentant d’imposer une grève).
Par l’évocation du trop discret Pierre Granier-Deferre à travers deux de ses films sortis en 1971, Le chat et La veuve Couderc, Tavernier rend hommage à Jean Gabin et à Simone Signoret. L’acteur qualifiait Granier-Deferre de vrai metteur en scène alors que l’actrice voyait en celui-ci l’héritier de Jacques Becker, par son protestantisme pudique et ses récits dégraissés.
Jean-Pierre Marielle fait aussi l’objet d’une attention particulière à travers quelques extraits de ses avanies et truculents dialogues de L’amour c’est gai, l’amour c’est triste. Ce film insolite à la théâtralité affirmée a été réalisé en 1971 par Jean-Daniel Pollet.
La verve de Marielle mène sans transition le débat sur Nuit et brouillard (1956), véritable plaidoyer contre l’oubli entre passé et présent. Tavernier évoque encore Alain Resnais, cinéaste de la mémoire, avec Hiroshima mon amour (1959) qui mêle scènes intimes et images d’archives pour mieux figurer l’impossibilité de représenter les horreurs de l’arme atomique. Enfin le choix du méconnu Je t’aime, je t’aime (1968) s’avère opportun pour saluer son acteur principal, Claude Rich, récemment disparu. Et puis le titre de ce « conte de fée de science-fiction » sonne comme un appel de Tavernier au cinéma parlant français.