Depuis plusieurs années, les éditions Carlotta Films s’imposent comme un acteur incontournable dans la transmission du patrimoine cinématographique, non seulement à travers des restaurations exemplaires, mais aussi grâce à une collection de livres qui approfondissent notre regard sur les cinéastes majeurs. L’année dernière, en parallèle de la sortie de Megalopolis de Francis Ford Coppola (que la rédaction dans sa majorité n’avait pas aimé, voir notre critique cannoise), Carlotta publiait Le chemin du paradis – Une épopée de Francis Ford Coppola, signé Sam Wasson, l’un des auteurs actuels les plus intéressants quant il s’agit de cinéma américain. Wasson, déjà auteur de 5e Avenue, 5 heures du matin (sur le tournage de Diamants sur canapé) et The Big Goodbye (sur Chinatown, disponible aussi chez Carlotta), poursuit son travail en plongeant dans la carrière de Francis Ford Coppola, figure mythique du Nouvel Hollywood. À travers une enquête fascinante nourrie d’entretiens et d’un accès privilégié aux archives du cinéaste, Wasson raconte comment Coppola, toujours à contre-courant, a tenté de bâtir un empire artistique hors du système, via sa société American Zoetrope.
Dans Le chemin du paradis, Sam Wasson dresse le portrait d’un homme dont chaque film était conçu comme une véritable expérience humaine, une aventure collective qui faisait écho aux thématiques mêmes de son œuvre. Chez Coppola, il ne s’agissait jamais seulement de tourner un film : il voulait que le tournage incarne l’esprit du récit.
Ainsi, Le parrain fut une plongée dans la complexité des liens familiaux, autant devant que derrière la caméra. Coppola transformait ses tournages en dynasties miniatures, impliquant ses proches et imposant un climat de loyauté parmi ses collaborateurs, tandis qu’Apocalypse Now (le film le plus abordé dans le livre) devint une expérience quasi mystique sur la perte de soi, chaque membre de l’équipe sombrant progressivement dans la folie à mesure que le tournage s’enlisait dans le chaos philippin. Cette approche, où la réalité et la fiction se confondaient, était au cœur de sa vision.
Mais plus encore qu’un cinéaste, Coppola était un bâtisseur, et son rêve le plus grand fut American Zoetrope. Il ne voulait pas seulement réaliser des films : il voulait refonder tout le système. Dans un Hollywood ultra-codifié, Zoetrope devait être un sanctuaire où les artistes pourraient s’épanouir sans pression commerciale, où l’expérimentation serait reine. À San Francisco, loin des majors, il érigea ce studio comme une cathédrale du cinéma indépendant, une fabrique d’idées où l’on travaillerait en toute liberté.
Et les artistes vinrent. Jean-Luc Godard, Orson Welles, Gene Kelly, King Vidor, Michael Powell, David Lynch… Des réalisateurs de toutes générations et de tous horizons trouvèrent refuge chez Zoetrope, séduits par cette utopie où tout semblait possible. C’est dans ce cadre que Coppola lui-même lança certains de ses projets les plus fous. Pendant un temps, Zoetrope fut un empire éphémère où les cinéastes pouvaient rêver sans limite.
Mais l’utopie ne dura pas. Les échecs commerciaux, et notamment celui de Coup de cœur – dont le budget initial avait explosé- précipitèrent la chute de Zoetrope sous sa forme initiale, prouvant que même les rêves les plus vastes ont leurs limites. Wasson raconte cette chute avec un mélange de fascination et de mélancolie, illustrant comment Coppola, tel un personnage tragique, voyait son monde s’effondrer tout en continuant à y croire.
Là où Wasson impressionne le plus, c’est en mettant en lumière un aspect moins connu de Coppola : son rôle de visionnaire technologique. Bien avant que l’industrie ne réalise le potentiel du numérique, il avait compris que l’avenir du cinéma passerait par une révolution électronique. Dès les années 80, il expérimentait la post-production numérique, le montage sur ordinateur, la prévisualisation, le tournage en direct (qu’il imaginait utiliser sur Coup de coeur). Il rêvait d’un studio totalement dématérialisé, où l’on pourrait filmer et diffuser immédiatement, une vision qui annonçait l’ère du streaming et du tout-numérique. En cela, Coppola avait vu juste, et Wasson restitue avec brio cette facette méconnue du réalisateur.
Avec Le chemin du paradis, Sam Wasson ne se contente pas de retracer la carrière de Coppola, il en capte toute la dimension épique. Il montre un artiste insatiable, prêt à tout sacrifier pour ses idéaux, oscillant sans cesse entre triomphe et désillusion. Cet excellent livre trouvera naturellement sa place aux côtés d’autres ouvrages essentiels sur Coppola comme Laisse le flingue, prends les cannolis (paru en 2023 chez Capricci) et Notes: The making of Apocalypse Now d’Eleanor Coppola, sa partenaire de toujours, dont l’influence est décisive et omniprésente dans ce récit. Une lecture incontournable pour comprendre un cinéaste qui, jusqu’au bout, n’aura jamais cessé de rêver. Megalopolis, réalisé à 84 ans et financé à hauteur de cent million de dollars dans la fortune personnelle du cinéaste, en est le témoignage récent le plus flagrant.