Un film d’Abel Gance
Avec: Albert Dieudonné, Vladimir Roudenko, Edmond van Daële, Alexandre Koubitzky, Antonin Artaud, Abel Gance, Gina Manès, Suzanne Bianchetti, Marguerite Gance, Yvette Dieudonné
Nouvelle restauration de 7 heures du Napoléon d’Abel Gance par Georges Mourrier, avec une nouvelle partition de Simon Cloquet-Lafollye.
Notre avis: ****
Napoléon (vu par Abel Gance) tel qu’il a été renommé n’a pas attendu que la Cinémathèque se lance dans une reconstruction pour être précédé d’une réputation d’œuvre première, majestueuse, un geste fou d’un cinéaste qui cherche indéniablement à en mettre plein la vue, tout en nous témoignant de sa grande fascination pour le personnage Napoléon, ce qu’il représente, mais aussi ce qu’il transmet à travers lui, et qui renvoie au propre geste de l’auteur, la mégalomanie d’un homme qui se lance un défi immense qui devient sa mission, un homme qui aligne l’ensemble de ses gestes dans un seul but unique qu’il s’est donné, contre vents et marées, et qui n’a pour seul guide ou maître que lui même. Céline, dans sa correspondance avec Gance, n’avait de cesse de clamer qu’un seul cinéaste pouvait adapter son œuvre la plus célèbre – et peut être la plus totale – son voyage au bout de la nuit. Le projet ne se fera pas, quoi que le premier s’y acharna et n’aura de cesse de relancer le second, lui rappelant ô combien il avait trouvé Napoléon admirable, un geste artistique de haute intensité. Un autre immense écrivain vantait volontiers les mérites de Gance, d’autant plus qu’il fait parti des interprètes de Napoléon, Antonin Artaud (en Marat). Entendre des collègues nous dire qu’il s’agit d’une œuvre majeure, Costa Gavras, en sa qualité de président de la cinémathèque, le présenter comme l’un des meilleurs films au monde – tout en précisant qu’il s’agit selon lui bien plus d’une œuvre poétique que d’une biographie de l’empereur, son comparse à la cinémathèque Frédéric Bonnaud, préciser que la version nouvellement restaurée n’est pas la 53ème restauration (bon nombre de cinéphiles ont pu voir – ce n’était jusqu’à présent pas notre cas – par le passé des versions restaurées précédemment, avec des durées très variables) vient donc juste entretenir un peu plus cette légende, et nous tenions à assister à cette première – première partie de 3h40 d’un film qui en fait 7, comme le souhaitait Gance – en inauguration de Cannes Classic, qui lors des deux dernières éditions nous avait déjà gâté avec les sublimes copies restaurées de La Maman et la putain puis de L’Amour fou, là aussi deux films fleuves et incroyablement intenses. Dés le prologue, consacré à l’enfance de Napoléon, le geste artistique (et narratif) se laisse deviner et admirer. Abel Gance tient à réellement prendre son temps pour nous rapprocher au plus près d’un homme (alors enfant) différent par ses ambitions, sa posture, sa clairvoyance et sa bravoure, un meneur d’hommes sans nulle pareille, qui ne se laisse pas impressionner et aime le combat, les situations difficiles. Le style d’Abel Gance s’affirme également, la mise en scène et le montage s’érigent en deuxième et troisième voix, pour corroborer ce que l’image fait d’elle même ressortir. Le réalisateur construit chacun de ses plans avec maestria, une grande liberté visuelle, et tend à nous immerger au plus près de l’action, mais aussi à nous faire vivre une expérience sensorielle évidente. Toute la grammaire du cinéma s’y emploie, à commencer par la multiplication vertigineuse des champs contre champs, mais aussi les surimpressions – des images temps et des images mouvements qui se superposent -, des écrans même qui s’imbriquent les uns dans les autres dans des compositions là aussi assez infinies, une caméra qui suit le décor comme son envers, dans une logique 360 degrés que jamais le film ne quittera. Napoléon un peu, Napoléon à la folie. Le son, les décors, la place de l’action, tout tourne à la démesure, totalement assumée. Hollywood avant Hollywood, mais sans pour autant sacrifier la narration, la ramener à une expression simpliste et manichéenne, sans sacrifier le geste artistique, sans, surtout, s’interdire d’étirer les scènes plus que de raison. L’intensité des combats ne peut ressortir que si les scènes de combat se rapprochent d’un simili temps-réel; en cela, Gance nous propose un geste cinématographique que l’on rapproche volontiers de celui de Kechiche avec La vie d’Adèle, qui tendait à rallonger les scènes d’amour – vis à vis du format usuel – pour mieux en faire ressortir l’intensité.
Le titre du film, Napoléon vu par Abel Gance, tout comme la présentation liminaire qu’a pu en faire Costa Gavras semblait vouloir nous détourner d’éventuelles critiques qu’a pu essuyer Ridley Scott récemment avec son Napoléon, autour des libertés prises avec l’Histoire. A cette précaution d’usage et à cette emphase poétique (oui le film visuellement offre un florilège visuel hautement artistique, à l’instar par exemple des Misérables de Fescourt – contemporain de Gance, ou de Guerre et Paix de Bondartchouk, quelques quarante ans plus tard), nous préférons davantage la présentation que Gance lui même nous livre dés le générique: une épopée cinégraphique. Son intention première consiste en effet à mettre en image une épopée, un destin, à artistiquement enjoindre des images qui puissent corroborer ce que le personnage renvoie, une droiture, une posture disions-nous. Alors que de nombreuses entreprises d’adaptations romanesques de la vie de Napoléon se sont pris les pieds dans le tapis du personnage (ridicules dans lesquels tombent Christian Clavier ou récemment Joachim Phoenix par exemple), Abel Gance lui parvient, par sa direction d’acteurs, et par les mots qu’ils retient dans les quelques panneaux narratifs, que ce soit avec le jeune acteur du prologue, ou avec Albert Dieudonné, à nous livrer un portrait crédible, tout autant épique que tempétueux qui s’appuie sur de nombreux textes historiques qu’il cite (à commencer par les écrits de Napoléon lui même). Les quelques trois heures quarante de cette première partie nous auront fait découvrir la toute première bataille du jeune garçon (qui aura peut être inspiré 6 ans plus tard Jean Vigo (Zéro de conduite) ?), la participation distante de Napoléon à la révolution et à la convention, les batailles dans les maquis Corse, et la bataille de Toulon. 3h40 à comparer donc aux quelques 20 minutes du récent film de Scott qui reprend deux de ces 4 épisodes. Un geste jusqu’au-boutiste, démesuré – qui parfois certes en pâtit, mais si souvent majestueux. Un travail d’orfèvre, sublimé par une magnifique restauration technique, et une partition sonore dans l’ensemble à l’unisson du film, grandiloquente et majestueuse, sur saturé, dont il ne nous est hélas pas possible de vérifier si elle reprenait les intentions sonores données par Gance lors des différentes projections en 1927.