Un film d’Halfdan Olav Ullmann Tøndel
Avec: Renate Reinsve, Ellen Dorrit Petersen, Øystein Røger, Loke Nikolaisen, Vera Veljović-Jovanović, Endre Hellestveit, Thea Lambrechts Vaulen
Un incident se produit dans une école primaire. Les parents des jeunes Armand et Jon sont convoqués par la direction. Tout le monde a du mal à expliquer ce qui s’est réellement passé. Les récits des enfants s’opposent, les points de vue s’affrontent, jusqu’à faire trembler les certitudes des adultes…
Notre avis : ***
Armand du réalisateur norvégien Halfdan Olav Ullmann Tøndel, Caméra d’Or du festival de Cannes 2024 est un bijou de complexité se déroulant dans le huis clos d’une enceinte d’école. Le jeune Armand est accusé d’avoir agressé sexuellement un de ses camarades et l’affaire doit faire l’objet, si elle n’est pas résolue à l’amiable, d’un signalement. La réunion organisée par le lycée réunissant les parents des deux élèves concernés et l’équipe éducative, va virer au cauchemar éveillé révélant les failles de tous, mais surtout celle des parents.
En effet, le scénario ciselé montre la difficulté à faire jaillir la vérité d’une situation dans un groupe humain qui se connaît, tant, même-là, elle doit soulever de strates d’interprétations reposant sur des faisceaux de convictions fondées elles-mêmes sur des interprétations de faits réels ou imaginaires pour advenir. C’est bien ce que révèle la présence fantomatique d’Armand, qui n’apparaîtra jamais à l’écran, si ce n’est endormi chez lui, à la toute fin du film, et qui n’est qu’un nom, le nom du pêché, le nom qui cristallise les fantasmes et les histoires individuelles des adultes de la communauté familiale et éducative.
Du point de vue de la mise en scène, un jeu sur les valeurs de plans et les angles de prise de vue hypnotise, soit par sa proximité avec les personnages, souvent filmés en gros plans ou en plans poitrine, soit par une distanciation qui maintient toujours en tension la représentation des corps. La mise en scène de la lumière et de l’espace confère une dimension presque métaphysique à l’architecture scolaire stéréotypée. Plus fort encore, alors que les films sur l’école sont traditionnellement assez dénués de sensualité, c’est ici la sexualité qui est mise au centre du dispositif, à travers les relations entre enfants dont on apprend d’abord qu’ils sont amis, puis cousins, et que leurs parents font partie d’une même famille. Le point de vue se déplace et cadre désormais en plan rapproché ces familles, et, se faisant devient réflexion sur l’attraction sexuelle au sein du clan. De fait, le corps d’Elisabeth (l’excellente Renate Reinsve, habituée du cinéma de Joachim Trier (récompensée pour Julie en 12 Chapitres), qui interprète une veuve mère d’Armand dont la profession est d’être actrice, est filmé à même la peau, rendant charnelle et obsédante sa présence.
À travers cette affaire scolaire, un autre message sourd, plus personnel, une adresse à une mère actrice, à la séduction et à la fragilité infinies. Armand s’attache en effet particulièrement au portrait d’Elisabeth, la mère d’Armand, qui est la véritable protagoniste, la caméra ne la lâchant quasiment jamais, en faisant le clou du spectacle, et interrogeant à travers elle, l’origine du spectaculaire : l’exhibition sexuelle plus ou moins masquée. Il est possible de voir dans ce personnage une référence à l’histoire personnelle du réalisateur, celui-ci étant le petit fils de l’actrice Liv Ullman, actrice iconique et fétiche d’Ingmar Bergman (Persona, L’heure du loup, La honte, Une passion, Cris et chuchotements, face à face, l’oeuf du serpent, Sonate d’automne) et fils de la romancière Linn Ullman.
Le face à face de cette mère hors normes avec la mère en colère de Jon, interprétée par Ellen Dorrit Petersen (autre brillante interprète de Joachim Trier), fait non seulement référence aux nombreux face–à–face féminins du cinéma d’Ingmar Bergman, mais illustre encore l’opposition de systèmes de normes, l’opposition de situations individuelles et familiales, rassemblées par une rivalité sexuelle qui se cristallise dans les conflits entre enfants, comme si les inconscients familiaux migraient, hantant les uns pour maintenir la paix des autres, autre thème bergmanien.
Une autre originalité de la mise en scène consiste à symboliser ou déplacer l’expression des émotions, créant des effets de sens inattendus. Elisabeth éclate d’un rire irrépressible, immense, tragique, devant l’absurdité de la situation qui sidère l’auditoire, ou encore elle improvise des chorégraphies, qui sont presque des moments de comédie musicale, pour ne pas voler en éclats face à l’ampleur d’une douleur indicible qui la submerge. Ces moments théâtraux sont bouleversants, transgressifs, dyonisiaques, bergmaniens.
Traversant les fantasmes dont Armand est ici le nom, Armand (le film) porte in fine sur les fantômes qui hantent nos inconscients et sur le pouvoir de l’imaginaire dans les affaires de mœurs. Il interroge la part projective des dénonciations, le rôle de la victime ou du bouc émissaire, la faillibilité de la justice humaine. Surtout il montre au moment où l’école est traversée de questionnements lourds, comment la tragédie familiale s’accomplit dans l’espace public de l’école ou résonne dans les « déviances » des enfants.