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« La bible des Inconnus » : retour sur le succès des Trois Frères à l’occasion des 30 ans du film.

Didier Bourdon (66 ans), Bernard Campan (67 ans) et Pascal Légitimus (66 ans), alias Les Inconnus (crées en juin 1987), restent, trente ans après le triomphe des Trois Frères au cinéma (7 millions d’entrées, César de la meilleure première œuvre en 1996, une première pour des humoristes !), l’un des phénomènes comiques les plus marquants de l’histoire française.
Le 2 octobre dernier est paru le livre : « La Bible des Inconnus » (456 pages et cahier photo 8 pages), signé Simon Bernard (médiateur culturel et auteur d’un mémoire universitaire -Paris-I Panthéon- Sorbonne -, sur le trio en 2013). Pour la première fois, une biographie complète et documentée retrace l’incroyable aventure de ces trois complices, passés par le théâtre, la télévision (Antenne 2 puis France 2), Europe 1 et le cinéma (Les Trois Frères, Les Rois Mages, le Pari….) qui ensemble ou séparément, n’ont jamais vraiment quitté la scène ni les écrans depuis quatre décennies.
Propos recueillis par Pierre Sokol.

Simon Bernard (S.B) Les Trois Frères fonctionne toujours car, à l’instar de la Cité de la peur pour les Nuls, l’enjeu du premier film avait induit une exigence chez ses auteurs pour faire, non pas un film de comiques comme on en verra par la suite, mais du vrai cinéma. Il faut comprendre que depuis les années 1980 et la découverte d’un Coluche dramatique dans Tchao Pantin, le cinéma n’est plus seulement l’espace de la reconnaissance de talents de comédiens pour des comiques, mais celui de la légitimité. D’autre part, les Inconnus regardent aussi du côté de l’Angleterre, avec le succès des Monthy Pythons, et des Etats-Unis avec le passage au cinéma des humoristes du Saturday Night Live. Et puis ils n’en sont pas à leur premier film : ils ont quitté en 1985 le Théâtre de Bouvard pour faire un film aujourd’hui collector, Le Téléphone sonne toujours deux fois, parodie absurde de film policier (qui n’est pas sans évoquer La Cité de la peur, d’ailleurs), et Didier comme Pascal ont déjà une petite expérience de cinéma, pour avoir joué des seconds rôles depuis le milieu des années 1980. Le cinéma, c’est donc un horizon, et une aussi exigence. Pour Les Trois Frères, le trio en a donc assumé l’écriture et, pour Didier et Bernard, la réalisation, en s’appuyant sur des professionnels aguerris mis à leur disposition par le producteur Claude Berri. Sur le fond, il y a le choix d’une histoire qui évoque « Trois hommes et un couffin », un ancrage dans la réalité sociale de la crise, la peinture de trois milieux sociaux différents, la question de la famille, de la paternité, le road-movie, qui n’est pas un genre très fréquent dans le cinéma français, et des séquences devenus cultes car écrites et tournées comme des sketchs, et qui s’appuient sur un casting de seconds rôles impeccables (Bernard Farcy, Elie Semoun, Henri Courseaux, etc.). La place de l’enfant, enfin, peut paraître anecdotique, mais récurrente dans les sketchs du trio, elle se trouve au cœur du film et apporte ce qu’il faut d’émotion, de tendresse et de légèreté à un film qui aurait pu virer au drame. Le succès des Trois Frères, c’est l’alliance d’un fond et d’une forme réussie, audacieuse et traitée avec sérieux à tous les niveaux, et qui relie les enjeux de société puisque le film, qui parle quand même de problèmes d’argent et de crise, sort au moment des grandes grèves de l’hiver 1995 qui auront la tête du gouvernement d’Alain Juppé. Sur les autres films, à part Le Pari où ils ne sont que deux ou Les Rois Mages, qui est une sorte de Visiteurs revisité à l’aune des années 2000, je dirais qu’ils jouent déjà sur la nostalgie de revoir le trio ; autant en termes critiques et publics, ces films n’ont pas eu le même succès que Les Trois Frères et, même sur un plan purement cinématographique, ils loupent quelque chose, que cela soit sur le scénario, plus poussif, ou sur la réalisation, plus paresseuse, qui retombe dans le travers du film qui
se contente de montrer ce que se disent les personnages entre eux.

P.S. Il y a-t-il des scènes des Trois Frères qui ont été improvisées sur le tournage ou tout était vraiment écrit au millimètre ? Avez-vous retrouvé des anecdotes de plateau qui montrent comment ils fonctionnaient à trois devant la caméra ?

S.B. Les Inconnus avaient beau improviser sur scène, l’expérience de la télévision leur avait appris la nécessité de tout écrire dans une production audiovisuelle. Les Trois Frères, vu l’enjeu du grand écran, relève de ce perfectionnisme. Tout est écrit, mais écrit par des hommes de théâtre qui pensent leur film comme des comédiens et non comme des réalisateurs de cinéma. C’est là que ça va frotter avec l’équipe montée par Claude Berri, et notamment leur chef opérateur, qui ne comprendra pas certains choix de Didier et de Bernard, notamment sur le fait de recourir beaucoup à des champs/contre-champs. De
fait, les Trois Frères ne brille pas par la virtuosité de sa mise en scène, par l’inventivité de ses plans ou de ses mouvements de caméras ; il s’agit de laisser la place, dans le cadre, à la réalité des personnages et à l’expressivité de leurs interprètes, pour valoriser avant tout le texte et les émotions qui
doivent s’en dégager. Il y avait donc une sorte de choc des cultures sur le plateau, mais le trio arrivait à imposer ses choix grâce au soutien de Claude Berri. Quant à la méthode de travail, le trio fonctionne comme sur scène : par apports, retours et observations. L’avantage d’être trois, c’est qu’un troisième
peut être derrière la caméra quand les deux autres jouent. Et les Inconnus ont été parmi les premiers à utiliser les caméos, ces écrans qui permettaient d’avoir des retours en direct ou tout de suite après la scène sur ce qui était filmé. Je raconte dans le livre plusieurs anecdotes, tirées en majorité d’un
excellent article de Première qui dévoile beaucoup de détails des coulisses de ce film, que cela soit la longue élaboration du scénario, le contrôle encombrant du projet par Paul Lederman, ou encore le bras de fer du trio à défendre cette scène de lecture du Petit Prince que voulait couper Claude Berri.

P.S. « Le Pari » (en 1997) est sorti en plein milieu de leur séparation. Avez-vous réussi à comprendre ce qui s’est vraiment passé entre eux à cette période-là, ou ça reste un peu flou même pour vous-même ?

S.B On entre à partir de la seconde moitié des années 1990 dans une zone grise, obscurcie par le début des affaires judiciaires qui vont opposer les désormais ex-Inconnus à Paul Lederman. Ce qu’on sait de sûr, c’est qu’en 1993, Paul Lederman, qui avait été écarté à l’origine du projet des Trois Frères, revient dans la course pour des questions de financement, et signe avec le producteur Claude Berri, presque dans le dos du trio, un contrat d’engagement pour trois films. Le premier « pari » étant pour lui que Les Trois Frères marchent pour reprendre le contrôle sur toute production cinématographique des Inconnus. Ce succès s’étant confirmé, il s’est posé la question de refaire un film ensemble. Et c’est là où l’histoire se complique. Didier et Bernard avaient envie de poursuivre leurs ambitions de cinéma et annoncent à Pascal leur intention de faire un nouveau film… mais sans lui, afin de se protéger de toute mainmise de Lederman. Ils avancent l’argument d’un scénario inspiré d’une expérience personnelle sur l’addiction, le tabac, etc., alors que Pascal est connu pour avoir une vie saine. Soit. Pascal le prend mal, mais accepte (il n’a pas trop le choix), et le duo lui propose toutefois de faire une courte apparition, un caméo de quelques secondes qui a été finalement coupé au montage, justement pour éviter que Lederman réclame, sous couvert que le trio apparaissait à l’image, des droits au nom du contrat
des trois films. Le Pari sort, auréolé du duo Campan-Bourdon, mais l’absence de Pascal confirme la séparation des Inconnus, qui se poursuit avec d’un côté le duo qui sort l’Extra-Terrestre, et de l’autre Pascal qui va faire son propre film, Antilles-sur-Seine, avant de retrouver ses compères au début des années 2000 pour Les Rois Mages.

P.S. « Les Rois Mages » (en 2001) divise toujours aujourd’hui : certains y voient une pâle copie des Visiteurs. Qu’en pensez-vous ?

S.B Au début des années 2000, le trio trouve un accord financier avec Paul Lederman. Les Rois Mages est une façon de solder l’engagement qu’ils ont avec leur producteur. Le titre et les personnages du film s’inspire des dernières répliques des Trois Frères et d’un surnom qu’on leur avait collé. Sur la forme, il me semble une sorte de préquel version longue de « Jésus II Le Retour », la dimension parodique en
moins. C’est un film de Noël qui repose déjà sur la nostalgie des années fastes du trio, la première production les réunissant depuis 1995. Donc le succès du film repose à mon sens davantage sur cet effet de nostalgie et sur le plaisir de les revoir dans des rôles proches de ceux qu’ils interprétaient à la télévision, que sur ses qualités cinématographiques, et il traduit dans son scénario même le problème qui sera dès lors celui des Inconnus, d’être en décalage avec leur époque. A posteriori, Les Rois Mages a quelque chose de prémonitoire, tout en proposant une lecture symbolique de leur propre parcours, puisqu’on peut voir à travers la satire féroce de la télévision et du personnage d’Hoeder/Hérode le passage d’inconnus à une célébrité toxique, manipulés par un homme d’affaire sans scrupule. Avec en conclusion cette morale très classique dans le cinéma français et qu’on avait déjà dans Les Trois Frères : le vrai refuge des existences contrariés par l’argent et la célébrité, c’est la famille, et la famille que l’on se construit avec les gens qu’on aime.

P.S. Lorsque l’on regarde leurs trois principaux films (« Les Trois Frères », « Les Rois Mages », « Les Trois Frères : Le retour »), sentez-vous sens une vraie évolution de leur humour ou plutôt trois façons différentes de faire la même chose, juste avec plus ou moins de moyens ?

S.B Aucun des films ultérieurs n’atteindra les entrées des Trois Frères, et même sur le plan de la critique, si Les Trois Frères avait divisé, les suivants réuniront toute la critique contre eux. C’est d’ailleurs un des points de discorde entre les Inconnus. Les Trois Frères connu un relatif succès public en termes de nombres d’entrée (surtout dans un contexte de baisse de la fréquentation) mais les retours des spectateurs étaient mauvais. Pascal et Bernard considèrent maintenant ce film comme raté, en décalage avec son temps, avec de bonnes intentions mais un résultat qui n’était clairement pas à la hauteur de l’enjeu de leur reformation. On observe ainsi un écart qui se creuse entre leur capacité fine à saisir l’air du temps et à associer critique sociale, drame familial et comique sous tous ses aspects, et les productions qu’ils présentent depuis vingt ans : la parodie de parodie des Rois Mages bénéficie encore de quelques éclairs de génie, mais Les Trois Frères, le retour suscite par certains aspects la gêne de voir trois boomers surjouant leur âge et leur ringardise sans avoir grand-chose à raconter sur les relations entre leurs personnages ni l’évolution de la société. On a quitté les Inconnus trentenaires, on les retrouve quinquagénaires, et leurs prises de parole publique témoignent aussi de leur maturité et de leur assagissement. Ils passent, ils sont passés à autre chose, mais ils restent à vie attachés au trio qu’ils formaient. A chacun de gérer cet héritage, et chacun le gère différemment. Mais à mon sens, à part lors d’événements ponctuels, comme leur reformation surprise pour les Enfoirés en 2019, la magie n’est plus là, car ils ont vieillis, et nous aussi.

S.B. Ce livre est adapté d’un travail universitaire réalisé, je l’ai dit, sans le concours du trio. Aussi, bien que bénéficiant du soutien et de la bénédiction, si je puis dire, des Inconnus à travers leur préface, ceux-ci ne sont intervenus à aucun moment dans l’écriture ou la relecture du texte. Il s’agit donc d’une biographie originale et indépendante, et en aucune façon une commande. En revanche, pour la préface, Pascal Légitimus m’avait toujours promis de préfacer un ouvrage qui émanerait de mon travail universitaire. Lorsque l’occasion s’est enfin présentée, il a tenu parole et nous avons estimé, avec les Editions de l’Archipel, qu’il serait judicieux d’y associer Bernard Campan et Didier Bourdon. Le trio a eu carte blanche mais a joué le jeu de l’exercice, chacun à sa façon. Je leur suis très reconnaissant d’avoir accepté d’écrire ces quelques lignes, ce qui prouve à la fois leur confiance et leur validation de mon travail.

S.B. Quand je me suis lancé dans mon mémoire d’histoire en 2010, les Inconnus étaient encore empêtrés dans leurs affaires judiciaires avec leur producteur et dans ce contexte difficile, Pascal Légitimus, au nom du trio, n’a pas souhaité m’ouvrir les portes de leurs archives. J’ai donc pris le parti de considérer les Inconnus comme n’importe quel objet d’histoire passée, et de l’étudier à partir des sources à ma disposition, c’est-à-dire les sources primaires que sont les sketchs enregistrés et diffusés, les textes quand je les retrouvais et bien entendu les films, mais aussi toute la production médiatique autour du trio, des années 1980 à nos jours, que cela soit les interviews ou les reportages et documentaires que leur ont été consacrés. C’est ainsi que j’ai découvert que leurs prises de parole écrivent l’histoire des Inconnus telle qu’ils souhaitent qu’elle soit racontée, avec ses silences, ses esquives, ses allusions. Et que les médias racontent aussi une histoire, celle du succès incontesté, de la popularité permanente et acquise, de la nostalgie et du désir de la reformation. Entre ces deux discours se niche l’histoire factuelle faite de nuances, de contradictions et de paradoxes. Mon travail a donc consisté à croiser ces différents discours et récits pour approcher au plus près l’histoire des Inconnus telle qu’elle s’est déroulée. Pour l’édition de ce livre, j’ai pu compléter ce premier travail par des recherches auprès des archives SACEM comme j’ai pu consulter, grâce à Internet, des informations légales et judiciaires auxquelles je n’avais pas accès il y a dix ans, et qui m’ont permis de confirmer des intuitions, d’expliquer des points d’incompréhension ou simplement de répondre à des questions, notamment sur le conflit entre les Inconnus et Paul Lederman. De fait, cette biographie est la première aussi complète sur le trio jamais écrite.

Il apparaissait important de distinguer trois périodes dans l’histoire des Inconnus : l’Avant, la genèse, qui pose le contexte de leur formation théâtrale puis de leurs premières armes humoristiques, forgées au café-théâtre puis aguerries dans le cadre de l’émission Le Théâtre de Bouvard, lequel a été un véritable tremplin médiatique ; suivies par le rétrécissement du groupe, qui est passé en quelques années de cinq à quatre, jusqu’à leur rencontre décisive avec le producteur Paul Lederman. Ensuite, la période de succès du trio, de 1987 à sa séparation en 1996, une toute petite décennie où pourtant tout s’est joué, où tout a été fait. La dernière partie, paradoxalement la plus longue, court de leur séparation jusqu’à aujourd’hui, et permet d’apprécier la fabrique de la légende des Inconnus à travers l’entrelacement de leurs parcours individuels et de leurs retrouvailles ponctuelles, sur fond de conflit judiciaire avec leur ancien producteur. Bien que facile, cette division en trois parties offrait une narration avec une dramaturgie, comme une sorte de pièce de théâtre en trois actes, entre lesquels j’ai inséré des « entractes » offrant des éclairages plus analytiques sur l’humour ou la construction médiatique du trio.

S.B. Des explications plus que des indices. C’est à mon sens le tragique de tout artiste dont la carrière est brutalement interrompue mais qui poursuit vaille que vaille, sans pour autant atteindre le même succès qu’à la grande époque. Il s’opère un mouvement de nostalgie pour l’avant, du « quand-c’était-mieux », qui se double pour les Inconnus d’un phénomène de patrimonialisation et d’iconisation de cette période de succès. Bénéficier de cela de son vivant, c’est puissant, mais ça enferme, ça contraint et ça impose une pression considérable, qu’ils expriment d’ailleurs très bien, surtout Bernard Campan. Pourquoi revenir si ce n’est pas pour faire mieux, sinon aussi bien ? La preuve : leurs retours récurrents ont été sources de déception, de frustration voire d’incompréhension et de colère : Les Trois Frères, le retour en a fait les frais, comme la fiction Tous Inconnus sur TF1 en 2022. Comme s’ils étaient
en décalage avec les attentes, ou comme si l’exigence était trop haute. Aujourd’hui, ils attendent autant le bon timing (mais le problème, c’est qu’ils vieillissent) et le bon projet : un film, une pièce de théâtre, une émission. Mais chacun gère sa propre carrière et veut aussi exister au-delà de l’étiquette Inconnus à laquelle on les renvoie tout le temps. D’où cette tension entre le vouloir encore être et la crainte d’avoir trop été.

 

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