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Noémie dit oui: notre entretien avec Geneviève Albert 

Noémie dit oui, actuellement à l’affiche, s’intéresse à la question de la prostitution et aux mécanismes sociétaux qui y mènent. La réalisatrice québecoise, Geneviève Albert, qui a commencé le projet en 2014, y dresse un élégant portrait d’une jeunesse en quête d’évasion et de réussite immédiate. Le film nous a séduit par son acuité, la bonne distance trouvée par le regard, mais aussi son esthétique hybride, référencée, réfléchie et assumée.

Comment ce thème de la prostitution est-il venu à vous ? L’avez-vous observé dans votre entourage proche ? Quel a été pour vous le déclic sur ce sujet ?

Je m’intéresse depuis très longtemps à la prostitution dont je questionne la présence dans nos sociétés. Personne dans mon entourage n’a un vécu prostitutionnel. Et ce film n’est en rien autobiographique. Je me suis tournée vers cette réalité pour mon premier film parce que c’est un sujet phare pour moi qui me mobilise comme citoyenne et comme cinéaste. En faisant des recherches sur ce thème, j’ai appris qu’au Canada, l’âge moyen d’entrée dans la prostitution est de 14-15 ans. C’est cette statistique effarante qui m’a convaincu de concentrer mon récit autour d’une adolescente qu’on incite à se prostituer.

Le regard que vous portez sur vos différents personnages échappe à une intention moralisatrice, vous ne cherchez ni à les accuser ni à les accabler. La frontière est volontairement mince entre victime et coupable. En cela, vous cherchez à interroger également la responsabilité des invisibles, de ceux que vous ne montrez précisément pas, la Société qui laisse faire, ou s’aveugle … Au delà de cette intention narrative, aviez-vous des tentatives similaires en tête qui vous ont guidé ?

Avec le cinéma, je souhaite rendre visible l’invisible afin de nous confronter individuellement et collectivement à différentes réalités dérangeantes, préoccupantes. Par rapport à la prostitution, il est vrai que de nombreux individus ou groupes ferment les yeux sur cette pratique qui est un enfer pour la majorité des personnes prostituées, à commencer par les clients de la prostitution. Les clients sont au cœur de la prostitution: pas de client, pas de prostitution ni de proxénète. Or, les clients sont invisibles à la fois dans les débats sociaux sur la prostitution, et dans les films portant à l’écran des scènes prostitutionnelles. avec mon film, j’ai voulu inverser cette tendance lourde pour rétablir nos regards et proposer de nouvelles représentations de la prostitution.

Il semble qu’il y ait également un contexte qui soit propre au Québec et à la mentalité Québecoise, bien souvent très libérée. La phrase « c’est juste du cul » très souvent entendue au Québec, chez les jeunes qui revendiquent leur liberté, et la libéralisation des mœurs, trouve ici un contre-pied dans l’utilisation qui en est faite … Dédramatiser, jusqu’à légitimer la prostitution. Vouliez-vous interroger les limites de la mentalité québecoise, quelque part, sans pour autant rentrer dans un débat politique (conservatrice) ou religieuse ?

Je ne sais pas si c’est une mentalité proprement québécoise. Je crois que c’est une tendance globale chez les jeunes, d’ici ou d’ailleurs, qui baignent dans une marée médiatique où la sexualité est banalisée et la prostitution glamourisée. Pour ce qui est des écosystèmes propres aux gang de rue, les filles qui sont recrutées afin de les prostituer sont sciemment encouragées à être très ouvertes et audacieuses sexuellement car leur adhésion à la prostitution n’en devient que plus facile. Personnellement, j’encourage des pratiques sexuelles libres, diverses et épanouies, avec le consentement et la réciprocité comme conditions sine qua none.

Vous êtes-vous poser la question de trouver le juste équilibre entre l’universalisme et le contextuel, propre au Québec ?

Non. Je crois que les histoires sont universelles si elles sont justes, honnêtes.

Vous avez du vous renseigner sur votre sujet et avez interviewé des personnes ? Qu’est-ce qui vous a saisi dans leurs récits ? restait-il suffisamment de place pour la fiction ?

J’ai eu besoin de la validité du réel pour faire ce film. Il m’importait de créer des personnages et des situations qui correspondent au contexte actuel. Je voulais mon écriture précise et frontale, sans sentimentalisme et sans exagération. Je me suis nourrie de tous les témoignages que j’ai recueillis. Mais la fiction avait toute sa place dans la mesure où mon film ne raconte pas l’histoire d’une adolescente en particulier que j’ai rencontrée en amont pour écrire le film. Et aussi, la fiction ne réside pas uniquement dans le récit en tant que tel, mais aussi dans la mise en scène, dans le regard que porte chaque cinéaste sur un scénario.

Précisément, les mécanismes psychologiques qui mènent à la dédiabolisation de la prostitution et son acceptation par de très jeunes filles, vous ont-ils été rendus plus limpides grâce à ces entretiens ?

Le problème avec les positions de plusieurs sur la prostitution (et sur d’innombrables sujets) est le manque de connaissances sur ledit phénomène. On ne peut pas se permettre d’affirmer une opinion à l’égard de la prostitution sans que cette opinion ait d’abord traversé l’épreuve fondamentale des faits. Comment être favorable à la prostitution si on sait que 80% des personnes prostituées ont subi des agressions sexuelles dans leur enfance, si on connaît les conséquences de la prostitution en terme de santé mentale et physique, si on sait que la plupart d’entre elles débutent à un âge mineur ? On ne peut pas non plus tirer des conclusions générales à partir d’observations personnelles : «Ma voisine se prostitue pour payer ses études, elle choisit ses clients et elle aime faire ça» n’est en rien une preuve pour cautionner la prostitution dans son ensemble. Ça m’apparaît évident, mais il semble que ça ne le soit pas pour plusieurs.

Votre film démarre par une ouverture qui montre ce que le film aurait pu être, mais qu’il se refusera finalement à être, un énième film social. Vouliez-vous de la sorte très vite évacuer la question de la condition sociale qui se retrouve très souvent à l’origine de la prostitution ? Pouvez-vous plus largement nous parler de ce choix esthétique (la fausse piste) ?

Je n’ai pas pensé l’ouverture du film comme une fausse piste. Je campe Noémie dès le premier plan dans son désir acharné de parler à sa mère, dans sa fougue et dans ses conditions de vie. Et en fait, Noémie vient d’un milieu social défavorisé de toutes sortes, ce qui va effectivement augmenter ses chances de se faire recruter par des proxénètes qui ont un talent immense pour identifier les jeunes filles aux parcours de vie fragilisés. Après, je me suis éloignée de tout misérabilisme à son égard. Noémie est un personnage fort qui ne se comporte pas en victime, même si elle en est une.

Le féminisme prend des formes très différentes dans ses combats, dans ses expressions. La question de la liberté d’appropriation du corps par exemple, peut diviser. Dans Noémie dit oui, dés lors qu’elle pense partager les gains avec son amoureux, et en tirer elle-même profit, votre héroïne semble plus facilement encline à accepter ce qu’elle ne défend pas par ailleurs, mais qui lui semble une sorte de passage obligé. Le développement du film réinterrogera cette position plus tard. Quelle est votre position personnelle par exemple sur la prostitution choisie et assumée ? La mettez-vous sur le même plan ? Ou bien, comme Bunuel (Belle de jour) vous interroge-t-elle différemment ?

La prostitution est un cauchemar et une violence pour la majorité des prostitué.es. Certes, il existe des personnes pour qui la prostitution est un gagne-pain positif, et je souhaite que cette activité se passe le mieux possible pour elles. Mais ces gens ne représentent qu’une infime partie des personnes prostituées. Alors collectivement, il me semble impératif de développer nos politiques sociétales ainsi que nos schèmes de pensées et d’actions à la lumière de la majorité. 

Par ailleurs, il va sans dire que les images façonnent notre vision du monde. Les films que l’ont voit impacte notre façon de penser et de percevoir la vie. Plus souvent qu’autrement, la prostitution apparaît dans nombres de films et de séries télé comme une activité émancipatrice, glamour, sexy. « Belle de jour » et « Jeune et jolie » par exemple participent à cette imagerie jubilatoire. Sachant comment se déroule et se vit la prostitution pour la majorité, ces films m’agacent plus qu’autre chose. Alors que des films comme « Jeanne Dielman » d’Akerman ou encore « Or (Mon trésor) » de Yedaya m’interpellent et me touchent profondément.

Le film marque également par son inventivité pour rendre compte de l’effet du temps, de la répétition, mais aussi de son accélération incontrôlée.  Votre histoire s’inscrit dans un à côté tout à la fois métaphorique mais aussi bien réel et concret, celui du grand prix de formule 1 de Montréal.  Il y a bien évidemment une réalité documentaire (la Formule 1 déplace de nombreux fans, qui, au Canada, vont considérer tout à fait normal de dépenser de l’argent pour passer une nuit ou quelques heures avec une prostituée de luxe), mais il y a aussi peut être une dimension cachée, miroir de ce qui peut se passer dans le cerveau de votre héroïne: une course aux gains, la sensation de vitesse, le danger, mais aussi la répétition de celui-ci, et, au bout, l’espoir d’une libération (la victoire). En cela, Noémie dit oui peut rappeler un peu ce que Sofia Coppola avait voulu traduire, dans une interprétation certes bien différente, dans Somewhere. Ces lectures que nous faisons en tant que critiques étaient-elles dans vos intentions artistiques ou sont-elles fortuites ?

Elles étaient dans mes intentions artistiques. Mais cinématographiquement, j’ai appréhendé la Formule 1 plutôt comme un contre-point face à que Noémie vit. D’un côté, il y a le vrombissement des voitures, le vacarme des festivités, la richesse opulente et la médiatisation démesurée de la course. Et de l’autre, il y a le silence angoissant de la chambre d’hôtel, la sinistre solitude de Noémie, son dénuement  et son invisibilité. Ce sont ces contrastes qui m’ont intéressés. Par contre, il y a effectivement un effet miroir entre la répétition des tours de F1 et celles des clients, ainsi qu’un goût pour le danger et la vitesse qu’a Noémie mais qui s’exprime plutôt sur la piste de karting. 

Dans votre regard, en contraste probablement avec ce sur quoi vous cherchez à alerter, mais en cohérence avec le regard 360° que vous cherchez à épouser sur vos personnages, on peut aussi y voir un peu du travail sociologique et photographique d’un Larry Clark, d’un Harmony Korine, voire d’une Andrea Arnold … Au delà du portrait individuel, vous dépeignez également une frange, un peu oubliée … Là encore, quel est la part de fortuit dans cette impression que Noémie dit oui nous laisse ?

Votre impression est juste. « Kids » de Larry Clark m’a énormément marquée. Et Andrea Arnorld est une cinéaste dont j’aime beaucoup le travail.  En campant mon récit pendant le Grand Prix de F1, j’ai voulu élargir l’histoire de Noémie pour que le constat de la prostitution juvénile soit encore plus accablant sur un plan collectif. Je pense que l’esthétique de la répétition des clients participent aussi à cet élargissement du récit. 

D’autres thématiques s’invitent naturellement dans ce récit, l’innocence, l’amour, l’errance, le rapport à la mère, le besoin d’une famille, et la dépendance à celle-ci … Quelles places avaient-elles dans vos intentions narratives ?

Le rapport à la mère et le besoin d’une famille étaient centraux dans mes intentions narratives. Car pour Noémie, tout part de là. Lorsque sa mère l’abandonne définitivement au tribunal, la douleur de Noémie est colossale, insupportable. Devant cette perte de sens totale, la fugue est la seule issue pour l’adolescente. Et finalement, c’est suite à un ultime rejet maternel que Noémie va dire oui à la prostitution. Cette séquence narrative était fondamentale pour moi. Elle mettait en relief la complexité d’un consentement dans une situation de désastre émotionnel.

Le choix de l’actrice principale (Kelly Depeault), mais aussi de ses ami(e)s, était assez primordial pour que le film puisse être fort. Quelles étaient vos critères, et comment avez-vous finalisé votre choix ?

J’ai offert le rôle de Noémie à Kelly Depeault. J’avais la certitude qu’elle et qu’elle seule devait incarner ma protagoniste. Hésitante au départ, elle a finalement accepté de jouer le rôle après que je lui ai expliqué en profondeur la mise en scène que j’envisageais pour toutes les scènes de prostitution et d’intimité. Pour les autres rôles de jeunes, ça été un très long processus de casting. La chimie entre les jeunes acteurs et actrices était primordiale pour que le film fonctionne. Une fois la distribution complétée, j’ai fait énormément de répétitions avec les acteurs, surtout avec les jeunes. Je leur ai laissé la liberté de changer les dialogues à leur guise en respectant le sens global de chaque scène. Je me suis nourrie de leurs propositions et de leurs improvisations pour leur écrire une partition qui soit au plus près de leur langage et de leur vision du personnage. Ça été un processus très enrichissant qui, je crois, a participé à leur justesse de jeu.

Comment ont été influencés vos choix musicaux ? Avez-vous réfléchi votre film en termes de tonalités pouvant évoluer ?

Pour la musique, j’ai demandé à mes jeunes acteurs des références de groupes qu’ils aimaient. Puis j’ai fait une recherche approfondie de groupes de musique québécois de la scène rap et hip hop. Mes références de départ étaient des artistes étatsuniens dont il m’était impossible d’obtenir les droits! Kayne West ne fait pas de cadeau à une jeune cinéaste québécoise. Et franchement, ce fut une chance de découvrir tous ces artistes québécois qui forment la bande sonore de mon film. Par ailleurs, j’ai demandé à Frannie Holder, une compositrice montréalaise, de composer 2 chansons punk pour le faux groupe de musique Delorean Devils que Noémie affectionne. Comme l’une d’entre elles allaient être la chanson finale du film que Noémie écoute dans le pick-up rouge, la ligne musicale sur laquelle Frannie devait marcher était bien mince. Mais vu son immense talent, elle a su composer une chanson punk à la fois cathartique et émouvante.

Avez-vous montré votre film aux personnes que vous avez interrogées ? Si oui quelles ont été leurs réactions ?

Oui et leurs réactions m’ont immensément touchée. Les filles et les femmes que j’ai interrogées ont été profondément bouleversées par le film, et elles m’ont toutes remerciée d’avoir porté à l’écran leur vécu de façon réaliste. Par ailleurs, plusieurs femmes et hommes sont venus me voir après des projections ici comme l’étranger pour me dire que l’histoire de Noémie, c’était la leur. Ces témoignages sont définitivement les plus émouvants et les plus gratifiants que je puisse recevoir.

Noémie dit oui, un film de Geneviève Albert
Avec: Kelly Depeault, Emi Chicoine, James-Edward Métayer, Maxime Gibeault, Myriam Debonville, Joanie Martel, Fayolle Jean Jr, Rose Choinière, Darianne Ramirez-Blanchette, Jennyfer Laflamme
Noémie, une adolescente impétueuse de 15 ans, vit dans un centre jeunesse depuis trois ans. Lorsqu’elle perd tout espoir d’être reprise par sa mère, Noémie fugue du centre en quête de repères et de liberté. Elle va rejoindre son amie Léa, une ancienne du centre, qui l’introduit dans une bande de délinquants. Bientôt, elle tombe amoureuse du flamboyant Zach qui s’avère être un proxénète. Fin stratège aux sentiments amoureux ambigus, Zach incite Noémie à se prostituer. Récalcitrante au départ, Noémie dit oui.

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