Après l’évocation d’une dizaine de cinéastes oubliés ou méconnus, Bertrand Tavernier inscrit d’autres réalisateurs dans l’avant et l’après seconde Guerre Mondiale. Entre les deux, l’Occupation allemande de la France va représenter une période charnière pour le cinéma français à laquelle Tavernier consacre un épisode entier de sa série documentaire.
En huit épisodes – près de sept heures et demie de projection -, Bertrand Tavernier, cinéaste-cinéphile, poursuit sa plongée dans le cinéma français des années 1930 à 1970, entamée en 2016 avec son film Voyage à travers le cinéma français.
Les cinéastes étrangers dans la France d’avant-guerre
Le cinéma parlant français d’avant-guerre a été enrichi par l’arrivée en deux vagues successives de techniciens étrangers.
Dans les années 20, parmi les Russes qui fuyaient le régime communiste figurait Victor Tourjansky. Il fut l’assistant d’Abel Gance et réalisa plusieurs films intéressants dont le mélodrame Vertige d’un soir (1936). Dans cette adaptation par Joseph Kessel d’une nouvelle de Stefan Zweig, Tourjansky compose des plans incisifs notamment sur Charles Vanel en mari tout en retenue inquiétante. Les brillants dialogues d’Henri Jeanson et la magnifique photographie de Curt Courant dans Le mensonge de Nina Petrovna (1937) transcendent ses recherches visuelles et ses longs travellings.
Vinrent ensuite des techniciens fuyant le nazisme allemand et les dictatures austro-hongroises. Le chef-décorateur Alexandre Trauner, les chefs-opérateurs Curt Courant, Eugen Schüfftan, Theodor Sparkuhl et Harry Stradling, les cinéastes Fritz Lang et Robert Siodmak ont su imposer leurs recherches esthétiques et ainsi dynamiser l’ambition visuelle des films français.
Ainsi, Mollenard (1938) de Robert Siodmak égale les plus grands films noirs américains grâce notamment aux décors de Trauner, à la magnifique photographie de Schüfftan et à d’excellents acteurs. Aux côtés de Gabrielle Dorziat et Albert Préjean, Harry Baur honore l’un de ses plus grands rôles en personnage cynique, amoral mais profondément humain. Le scénario coécrit par le réalisateur et Charles Spaak dépeint une France provinciale confite dans l’avarice, la dévotion et le conservatisme. Tavernier s’attarde aussi sur la trame policière de Pièges que Siodmak tourna en 1939. Dans cette suite de sketchs aux tonalités diverses, le spectateur croise les silhouettes pittoresques d’Erich von Stroheim en couturier, de Jacques Varennes en majordome et celle d’un Maurice Chevalier très convaincant dans son premier rôle dramatique.
Le cinéma sous l’Occupation
François Truffaut indiquait que 98 % des 220 films de fiction réalisés sous l’Occupation n’étaient pas pétainistes. Aucun des films défenseurs des valeurs de Vichy ne faisait l’apologie de l’antisémitisme alors que les allusions antisémites fleurissaient dans le cinéma d’avant-guerre. Pierre Laroche, Jacques Prévert, Jean Aurenche et Pierre Bost furent des scénaristes exemplaires. Spaak, alors emprisonné, gomma des Caves du Majestic tout le côté juif du banquier escroc imaginé par Georges Simenon. Pour sa part, Jeanson accumulait les condamnations à des peines de prison pour pacifisme, anticolonialisme et dénonciation de l’antisémitisme.
Parmi les films marquants réalisés durant cette période, Tavernier souligne l’originalité du scénario et les nombreux personnages de La main du diable (1943, Maurice Tourneur). Il voit en Donne-moi tes yeux (1943, Sacha Guitry) le seul film parlant des problèmes de l’époque et porteur d’une scène curieuse de contemplation d’œuvres d’art réalisées en 1871, année de défaite française. Au-delà, il consacre un épisode complet de Voyages à travers le cinéma français à trois réalisateurs formant « La nouvelle vague de l’Occupation ».
Claude Autant-Lara
Tavernier évoque Claude Autant-Lara à travers les extraits commentés d’une douzaine de films. Ce cinéaste fut le premier à utiliser l’Hypergonar du professeur Chrétien dans Construire un feu (1930) avant que ce procédé, ancêtre du cinémascope, ne soit vendu à la Fox. D’autres intuitions visuelles parsèment la filmographie d’Autant-Lara comme la série de travellings improvisés dans une maison vide de Mariage de chiffon (1942). Sous l’Occupation, la scène de la visite chez les pauvres de Douce (1943) fut coupée alors que derrière l’âpreté de son film, le réalisateur cache une vraie tendresse pour Douce (Odette Joyeux) et son père (Jean Debucourt), un homme éclopé, figure récurrente du cinéma français de cette époque.
La mise en scène du cinéaste se rigidifia après Le diable au corps (1947) mais sans étouffer ni le ton ni les idées visuelles. L’invention est ainsi constante dans Occupe-toi d’Amélie (1949) comme ce plan phénoménal qui, dans un même mouvement, fait passer l’action du cinéma (vue en extérieur) au théâtre (vue en intérieur). Plus tard, en pleine guerre d’Algérie, Autant-Lara réalisera Tu ne tueras point en Yougoslavie (pour contourner la censure), plaidoyer rare pour l’objection de conscience.
Enfin, au mitan des années 60, Autant-Lara réalisa Journal d’une femme en blanc puis Une femme en blanc se révolte. Ces deux longs-métrages dénonçaient le conservatisme des institutions face à la question de l’avortement. La loi Veil mettra en œuvre une décennie plus tard ce que ces deux films réclamaient.
René Clément
Il était souvent reproché à René Clément une mise en scène conventionnelle, peu ambitieuse, guidée par la production et l’écriture scénaristique. Jeux interdits (1952) faisait partie des films qu’il était de bon ton de critiquer alors que l’exode et le mitraillage des réfugiés sont admirablement chorégraphiés. De même, La bataille du rail tourné en 1946 avec des acteurs amateurs est un film de résistance exemplaire et pionnier.
La virtuosité technique de Clément prend un sens inouï dans Les maudits (1947) où le spectateur côtoie moralement et physiquement l’abime. La traversée du sous-marin durant laquelle la caméra devance le protagoniste dans des espaces exigus restitue avec brio, dans un unique plan-séquence, l’enfermement des protagonistes. Dans ce même film, la mort du personnage incarné par Marcel Dalio reste l’un des grands moments de l’œuvre de Clément.
Dans Gervaise (1956), belle mais sous-estimée adaptation du roman d’Émile Zola, l’accident de Coupeau et le déjeuner filmé à la grue dans des recadrages fluides prouvent aussi le savoir-faire technique de Clément. Enfin, la qualité des angles et prises de vue observée dans Plein soleil (1960), terrain de jeu d’un mémorable affrontement entre Alain Delon et Maurice Ronet, vient asseoir son brio technique.
Henri-Georges Clouzot
Évoquer le cinéma français sous l’Occupation sans se pencher sur le cas d’Henri-Georges Clouzot serait une erreur. Pour Tavernier, trois chefs-d’œuvre dominent l’œuvre cinématographique de Clouzot : Le corbeau (1943), Quai des Orfèvres (1947) et Le salaire de la peur (1953).
Dans ce dernier, Clouzot traite de la destruction des cultures indigènes, de l’humiliation des hommes, du massacre de la nature par les multinationales. Le film fut jugé trop anti-américain et ne sortit aux États-Unis qu’en 1955 dans une version mutilée de sa première partie. Le romancier et scénariste américain Denis Lehanne écrivait au sujet du film :
La distance que prend Clouzot avec ses personnages traduit un mélange complexe, étrange, de méfiance et d’amour. […] En gommant dans le point de vue toute trace de subjectivité, on retire jusqu’au moindre stigmate de sentimentalisme. Mais cette suppression du sentiment n’empêche pas l’empathie ou plutôt dans ce vide créé, nous […] sommes forcés de décider quelle est notre capacité d’empathie et vers qui nous pouvons l’exercer.
Tavernier fait sien ce texte et l’applique volontiers aux trois films précités en soulignant que la dureté des propos de Clouzot n’était ni abstraite, ni plaquée donc toujours touchante et imprégnée de compassion.
Le cinéma d’après-guerre
Tavernier tord le cou à la légende d’un cinéma français d’après-guerre véhicule d’une France exclusivement résistante. Il cite en exemple une œuvre oubliée et sous-estimée, Retour à la vie (1949). En cinq récits, Jean Dréville, André Cayatte, Henri-Georges Clouzot et Georges Lampin tracent le portrait contrasté de la France d’après-guerre. Dans le segment Le retour de tante Emma, Cayatte évoque même le cas des déportés survivants des camps de concentration sur des dialogues écrits par Spaak.
Une même audace caractérisait Le silence de la mer réalisé en 1949 par Jean-Pierre Melville. Dans cette adaptation exigeante du roman éponyme de Vercors paru dans la clandestinité, Melville montrait que la résistance pouvait aussi être dans les silences.
L’après-guerre fit aussi brièvement naître un courant de films populaires dont le chef de file fut Jean-Paul Le Chanois. Outre L’école buissonnière (1949), œuvre attachante, Le Chanois a réalisé à cette époque des films populistes et choraux dont Tavernier retient avant tout Sans laisser d’adresse (1951) qui montrait un Paris aux socles sans statue et des milieux rarement évoqués dans le cinéma français.
Prochainement : Voyages à travers le cinéma français – Les chansons, Julien Duvivier et les années 60 (5/5)