Sur les huit épisodes composant la série documentaire Voyages à travers le cinéma français, Bertrand Tavernier en dédie deux à ses sept cinéastes de chevet. L’exposé, de Jean Grémillon à Jacques Tati en passant par Sacha Guitry, brille autant par son éclectisme que par sa précision d’un bout à l’autre de cet Itinéraire pluriel.
En huit épisodes – près de sept heures et demie de projection -, Bertrand Tavernier, cinéaste-cinéphile, poursuit sa plongée dans le cinéma français des années 1930 à 1970, entamée en 2016 avec son film Voyage à travers le cinéma français.
Jean Grémillon, Max Ophuls et Henri Decoin
Bertrand Tavernier consacre le premier épisode de sa série documentaire à ces trois cinéastes qu’il adore et qu’il avait peu ou pas évoqués dans la version long-métrage de son Voyage à travers le cinéma français (2016).
Parmi les extraits de films proposés, au-delà de ceux de Remorques (1941) son film le plus connu, citons Le ciel est à vous (1944), vrai portrait d’un couple composé par deux comédiens sublimes, Madeleine Renaud et Charles Vanel. Plus significatif encore est Dainah la métisse (1931) dont les quatre bobines préservées font étalage de l’étendue de l’art cinématographique de Grémillon. Les trente-quatre plans introduisant la scène liminaire, les nombreux – et parfois étranges – angles de prises de vues, la scène de danse devant un public masqué et la surprenante utilisation d’une bande son très jazz témoignent des multiples audaces auxquelles le metteur en scène se livrait.
Délaissant Lettre
Dans Madame de… (1953), dont Tavernier souligne la qualité des dialogues écrits par Marcel Achard, Ophuls multipliait les recherches visuelles et les inventions stylistiques pour servir des préoccupations morales proches de celles traitées par Roberto Rossellini dans Stromboli (1950) et Europe 51 (1952). Danielle Darrieux égalait dans son dépouillement Ingrid Bergman. Ces actrices en chassant toute superficialité servaient les desseins de leur cinéaste respectif : la pureté et la profondeur du traitement de l’âme.
Tavernier lève ensuite le voile sur Henri Decoin, excellent réalisateur lui aussi sous-estimé et que nous commençons à peine à reconnaître à sa juste valeur. Le portrait d’un cinéaste obsédé par le travail se dessine au fil de nombreux commentaires et extraits de films : Retour à l’aube (1938), Les amoureux sont seuls au monde (1948), La vérité sur Bébé Donge (1952), etc. Decoin ne rechignait pas à réaliser un film de commande pour disposer de plus de moyens pour faire aboutir un projet plus personnel et plus intéressant.
Les points communs à ses meilleurs films résident dans l’absence d’effets, la légèreté de ton et la fluidité du montage. Ces caractéristiques associées à un sens inné du rythme et de l’espace font dire à Tavernier que Decoin avait su, avant même Jacques Becker, comprendre et assimiler le cinéma américain de l’époque. Enfin, nombre de ses films bénéficient d’excellentes partitions musicales écrites notamment par Henri Dutilleux, Jean-Jacques Grünenwald, Joseph Kosma.
Sacha Guitry et Marcel Pagnol
Tavernier loue les dialogues éblouissants et constellés de répliques savoureuses de Sacha Guitry. Ils viennent rompre à l’improviste une diction portant parfois une certaine emphase. Cet homme de théâtre savait innover sur le plan narratif. Aucun de ses films n’est prisonnier d’une intrigue et chacun semble construit librement autour d’audacieux monologues et autres professions de foi au ton souvent politiquement incorrect. En la matière, La poison (1951) résonne comme un pamphlet anarchiste et amoral où Michel Simon, dans une interprétation mémorable, s’inspire des conseils avisés d’un avocat pour mener à bien son crime prémédité.
Guitry savait aussi se montrer innovateur sur le plan visuel comme dans cette scène en extérieur éclairée à la lampe de poche dans le Paris occupé de Donne-moi tes yeux (1943). Dans Bonne chance, la séquence filmée en caméra subjective depuis l’habitacle d’une voiture et les dialogues qui l’accompagnent préfigurent, dès 1935, la Nouvelle Vague du cinéma français !
Tavernier retrouve sans peine chez Marcel Pagnol la liberté créative de Guitry. Il en est ainsi dans Angèle (1934) et l’étonnante composition de Fernandel, dans Regain (1937) au sujet si actuel (désertification des campagnes) et dont l’entame montre les vestiges d’une Provence encore vierge des ravages de la spéculation immobilière. Cette même liberté permet à Manon des sources (1953), pure œuvre d’auteur, la plus féministe de Pagnol et sa plus grande réussite de l’après-guerre, de rester à jamais détachée de toutes considérations mercantiles.
Dès Jofroi en 1934, soit dix ans avant le néoréalisme italien, Pagnol privilégia les tournages en extérieur et des castings composés d’acteurs non professionnels. Ce chef-d’œuvre méconnu remporta le titre du meilleur film en langue étrangère au New York Film Critics Circle Awards en… 1950 ! À lui seul, ce fait insolite témoigne du caractère précurseur de Jofroi. Enfin Tavernier attire l’attention du spectateur sur l’un des plus beaux films de Pagnol : Merlusse (1935). Sans vedettes et vierge du folklore provençal, ce film fait le récit de la solitude et de l’abandon. Le cinéaste s’entoura d’une équipe légère pour investir une école et pour, l’air de rien, réinventer le cinéma.
Jacques Tati et Robert Bresson
Tavernier procède ensuite au rapprochement très inattendu de Robert Bresson et Jacques Tati. Ces deux cinéastes, auteurs respectifs de films en apparence sans rapport, étaient unis par leur obsession du métier et par leur isolement hors du temps et des modes. Tous les deux partageaient la même méfiance envers les comédiens professionnels, les scénaristes et la modernité. Ils attachaient la même importance particulière aux gestes et mouvements de leurs personnages mais aussi à la bande son de leurs films. Ainsi, comme nous le révèle un astucieux montage, depuis 1967, Mouchette marche dans les pas de PlayTime.
Avare en commentaires sur les extraits de films de Tati, Tavernier se montre plus volubile sur ceux de Bresson. Il souligne la fin sublime de Pickpocket (1959) mais aussi celle d’Un condamné à mort s’est échappé (1956), chef-d’œuvre de limpidité et de mystère parfaitement équilibré entre cinéma traditionnel et cinéma expérimental. Mouchette (1967) relève du même alliage entre réalisme et fable et bénéficie d’une aussi grande précision dans les détails. Pour sa part, Au hasard Balthazar (1966) brille par un scénario multipliant des événements de tous genres : trafics, crime, viols, captation d’héritage, maltraitances, etc.
Tavernier clôt ce double chapitre dédié à ses cinéastes de chevet en rendant hommage au compositeur Jean-Jacques Grünenwald. Cet organiste de génie a composé la musique sublime des deux premiers films de Bresson, Les anges du péché (1943) et Les dames du bois de Boulogne (1945). Il a collaboré cinq fois avec Jacques Becker. Il fut ainsi l’auteur de la musique contrapuntique d’Antoine et Antoinette (1947). Enfin, il composa un ostinato pour orgue et piano pour le générique de La Vérité sur bébé Donge (1952) d’Henri Decoin. Ce thème magnifique repris durant la séquence finale du film anticipe la musique de Philip Glass. C’est l’une des plus grandes musiques du cinéma français.