Dans l’effervescence de la capitale chilienne Santiago, pendant les années 1940 et 50, « Alejandrito » Jodorowsky, âgé d’une vingtaine d’années, décide de devenir poète contre la volonté de sa famille. Il est introduit dans le cœur de la bohème artistique et intellectuelle de l’époque et y rencontre Enrique Lihn, Stella Diaz, Nicanor Parra et tant d’autres jeunes poètes prometteurs et anonymes qui deviendront les maîtres de la littérature moderne de l’Amérique Latine. Immergé dans cet univers d’expérimentation poétique, il vit à leurs côtés comme peu avant eux avaient osé le faire : sensuellement, authentiquement, follement.
Un financement participatif
Si Alejandro Jodorowsky (Jodo pour les intimes) n’est jamais parvenu à ce que son adaptation cinématographique de Dune puisse voire le jour, il n’en a pas été ainsi de Poesia sin fin, certes moins ambitieux d’un point de vue budgétaire – mais tout aussi difficile à défendre auprès des banquiers – grâce au recours au financement participatif très large à en croire le très joli effet visuel du générique final remerciant les donateurs.
Aussi Jodorowsky (l’artiste réputé) soit-il – nous pourrions lister de nombreux réalisateurs autrefois très appréciés qui rencontrent les pires difficultés à monter leur projet – , et d’autant plus qu’il est Jodorowsky (le mégalo), le montage d’un tel projet relève d’un véritable défi financier. Ce n’est peut être pas un hasard si Poesia sin fin est dédicacé d’entrée à Michel Seydoux, compagnon d’infortune de Jodorowsky sur Dune.
Une tranche de vie façon comédie musicale
Alejandro Jodorowsky a choisi après La danza de la realidad de nous raconter une nouvelle tranche de sa propre vie, située dans les années 40/50, alors qu’il vivait chez ses parents à Santiago du Chili jusqu’à son départ pour la France. Il nous introduit donc ses parents avant toute chose, son père conservateur, commerçant froid, misanthrope, avare, s’inscrivant dans une existence médiocre mais ô combien représentative de son époque et de son pays, mais aussi sa mère, qu’il aborde sous un angle peu commun, celui de la comédie musicale voire de l’opéra. Chacune de ses phrases est entonnée, produisant un double effet, surréaliste en premier, mais aussi source de contraste vis à vis de la figure du père. Cette femme semble de fait très effacée, presque inexistante, tant ses propos sont masquées sous cet apparat de grande légèreté. En même temps, il nous semble qu’Alejandro Jodorowsky cherche ici à ne pas l’égratigner, lui témoignant quelque part une marque d’affection.
La musique tient d’ailleurs une place importante dans le film, elle rythme et colore le récit de façon très élégante et continuemme, assurant le liant nécessaire entre toutes les propositions visuelles. On la doit à Adan Jodorowsky, fils d’Alejandro et qui interprète le rôle principal de Poesia sin fin, celui de son père jeune adulte.
Une histoire de famille, d’hommes et un effet miroir
Qui mieux qu’Adan Jodorowsky pouvait interpréter ce rôle ? La ressemblance physique est manifeste, et puisque l’histoire intime s’intéresse en premier lieu à une relation entre un fils et son père, il ne pouvait être tenu que par l’un de ses fils.
L’effet miroir est d’autant plus saisissant que ce procédé artistique s’il en est, n’est aucunement isolé dans Poesia sin fin, bien au contraire Alejandro Jodorowsky choisit de multiplier les rapports à l’image, de s’intégrer lui même, du haut de ses 87 ans, dans le cerveau de son double imagé et réel, le plus souvent en mauvaise conscience disruptive. Il choisit également de convier un autre de ses quatre fils à la messe. Brontis Jodorowsky, qu’Alejandro aurait vu en Paul Atréides dans son adaptation de Dune, reprend ici en effet le rôle de Jaime Jodorowsky, père d’Alejandro, qu’il interprétait déjà dans la Danza de la realidad. Une affaire d’homme donc, puisque sans surprise sa fille Eugenia n’est pas au casting, pas plus que sa petite fille Alma aperçue entre autres dans la vie d’Adèle.
On retrouve également, comme pour la Danza de la realidad, la soprano Pamela Flores pour interpréter Sara la mère d’Alejandro, et Jeremy Herskovits en Alejandro Jodorowsky adolescent.
Les paradoxes de la poésie
Toute la vie et toute l’oeuvre d’Alejandro Jodorowsky s’inscrivent dans une démarche poétique affirmée, dans laquelle l’image tient une place prépondérante. Le mot poésie est ici à prendre au sens « invention d’une réalité qui n’existe pas », ou en antonyme de réalité. Cette invention prend des formes très souvent dérangeantes, choquantes, on est aux antipodes de la poésie fleurie d’un Jacques Prévert, ou du spleen à la Baudelaire, bien plus proche de Rimbaud ou de Lautréamont dans ce penchant à la provocation et à faire de sa vie tout un poème, et bien entendu il s’inscrit dans une lignée surréaliste chère à Breton et quelques autres et qu’il a toujours défendu. La poésie de Jodorowsky provoque, dénonce et interroge. Elle interroge en premier lieu son public, en esquintant les symboles, en visant l’absurd: le vide met en lumière un autre vide, le signifiant non interrogé usuellement, ainsi vidé de son sens, vient à être interrogé: et si on nous trompait ? Poesia sin fin s’attaquera ainsi par exemple au mythe dévolu à Pablo Neruda au Chili, aux statues qu’on lui dresse.
Mais elle interroge également Jodorowsky lui même, que ce soit dans un temps révolu, au travers de son personnage fictif dans Poesia sin fin, au présent en tant que scénariste, et donc nécessairement en tant qu’homme. Quel sens a la poésie, quel sens a la vie ? La vie sans poésie permet-elle d’exister ? Et la poésie telle qu’il la pratique, en anticonformiste dénonciateur, en activiste a-t-elle ne serait-ce qu’un sens, qui ne soit une répétition ?
Une rébellion progressiste
Car la poésie chez Jodorowsky est avant toute chose une marque de rupture avec le monde existant. L’interrogation est au centre des choses. C’est par l’interrogation, des mots, comme des images, que le sens peut avoir une chance de se révéler. L’action mène à une réflexion plus ample, à un détour, à un changement. Il agit donc par rébellion, armé d’une volonté de faire bouger les lignes, de briser les obstacles qui se dressent, de casser les conformismes et toutes les formes de fascisme. Poesia sin fin montre parfaitement la progression de ce sentiment, de sa naissance, en rébellion adolescente et instinctive vis à vis d’ une éducation familiale, d’un milieu familial sclérosé et étroit, à sa généralisation, vis à vis des mœurs, de la relation aux autres, des tabous et zones d’inconfort – le handicap, la sexualité, et enfin vis à vis d’un pays tout entier et de ses orientations politiques.
Sa poésie s’inscrit dans le militantisme, et donc dans une pensée politique sans fin.
Plutôt Browning ou Fellini ?
La filmographie de Jodorowsky est tout à la fois à part et très intégrée dans l’histoire du cinéma. Il nous semble qu’il propose beaucoup, dans une veine surréaliste, et emprunte tout à la fois. Un film comme Santa Sangre par exemple nous évoquera par exemple Birdy ou Freaks.
Très souvent, et le cas se présente de nouveau dans Poesia sin fin, les personnes qui présentent des caractéristiques très fortes, de l’ordre de la monstruosité, tiennent une place importante, et Jodo verse dans la provocation, dans un cocktail pouvant mêler la violence et le sang. Si la question se pose de la filiation avec Fellini ou Tod Browning, la réponse est à chercher dans la biographie révélée de Jaime Jodorowsky, qui fut un artiste de cirque comme Jodorowsky a tenté de l’être, avant de devenir ce commerçant étriqué. Ce rapport aux difformités est affaire de cirque, la vie elle même pouvant être vue sous cet angle.
Le cinéma permet les réconciliations que la vie interdit
Alejandro Jodorowsky n’a plus jamais parlé à son père comme il nous l’apprend. Poesia Sin Fin est ainsi pour lui l’occasion de poursuivre un dialogue qui n’a jamais eu lieu. Il le remercie d’avoir été un anti-modèle, de ne pas l’avoir aimé avec tendresse, d’avoir voulu lui imposer une vision terne et stéréotypée de l’existence; il lui parle comme jamais, ce qui probablement témoigne d’une forme de regret. Le cinéma lui permet également de l’enlacer, de l’embrasser même dans une énième provocation qu’il adresse principalement à lui même, se jouant du rapprochement que pouvait faire son père entre la sensibilité aux mots, la poésie, et l’homosexualité.
L’enthousiasme et les rires – la poésie comme sens de la vie
Poesia sin fin se regarde très agréablement, comme une succession de moments colorés mais aussi joyeux. Les amusements sont nombreux, qu’ils soient dérisoires ou graves. Le grave est aussi source d’amusement, l’interdiction d’interdire un leitmotiv pour se lancer dans des actions que la morale pourraient condamner. Avant toute chose, les larmes et les regrets n’ont pas de place dans la philosophie de Jodorowsky, toute entière tournée vers l’enthousiasme et les rires qu’elle peut déclencher, que cela plaise ou déplaise.