Les voies des justes
La plus précieuse des marchandises s’impose comme une œuvre d’une densité rare, où la splendeur de l’animation se confronte à une horreur indicible. Michel Hazanavicius opère un virage audacieux, laissant derrière lui la comédie burlesque qui a marqué sa carrière (avec The Artist, les OSS, Coupez!) pour aborder la tragédie humaine de la Shoah. Certes, il avait déjà exploré le drame avec The Search, mais sans parvenir à la même réussite. Ce film d’animation, visuellement frappant et émotionnellement dévastateur pour le spectateur, constitue une adaptation fidèle du conte de Jean-Claude Grumberg (qui a collaboré à l’adaptation avec le cinéaste) et marque une étape décisive dans son parcours de cinéaste.
Loin d’être une simple évocation de la Shoah, le film se situe parmi les grandes œuvres consacrées à ce sujet, aux côtés de Shoah de Claude Lanzmann ou Le Fils de Saul de László Nemes. Sa singularité réside dans son hommage vibrant à la résistance spirituelle et morale. Le cinéaste met en lumière dans son récit les figures de deux justes anonymes (« pauvre bûcheron » et « pauvre bûcheronne »), interprétés vocalement par Grégory Gadebois et Dominique Blanc, ces héros de l’ombre qui, au mépris du danger et souvent sans rechercher une forme de reconnaissance, ont risqué leur vie pour sauver des innocents.
Fidèle à l’histoire de Jean-Claude Grumberg et bien que l’histoire se déroule pendant la Shoah, les juifs ne sont jamais mentionnés sous leur vrai nom, mais par l’expression des « sans cœurs », une manière d’en souligner la déshumanisation systématique par leurs persécuteurs.
Dès les premières images, le film nous plonge dans un cinéma de l’âme, une exploration poignante des choix humains face à l’indicible. Les deux justes, dessinés avec une précision presque tactile, incarnent une lumière fragile mais éclatante, portée par des principes qui transcendent la brutalité environnante. L’honneur et la dignité ne se manifestent pas par des gestes spectaculaires, mais par des actes modestes et invisibles, empreints d’une puissance silencieuse. Le travail visuel du film renforce cette tension entre un monde oppressant et la résilience intérieure. Le contraste subtil entre la chaleur du foyer, havre d’espoir, et la froideur saisissante de l’extérieur, saisissante métaphore de l’enfer sur Terre, constitue l’une des grandes forces de l’œuvre.
À l’intérieur du refuge du couple de bûcherons, des teintes chaudes – orange, jaune, brun – enveloppent les personnages d’une intimité protectrice, créant un espace où la vie et l’espoir persistent envers et contre tout. À l’opposé, l’extérieur se déploie dans des tons froids et désaturés, traduisant l’étendue chaotique et sauvage de la barbarie. Ce jeu constant entre jour et nuit, blanc et noir ajoute au film une belle profondeur émotionnelle.
Grégory Gadebois, dans son rôle de « pauvre bûcheron », livre un jeu d’une rare finesse. Sa voix, tour à tour grave et émotive, porte une grande part de l’intensité du film. Il joue avec subtilité les nuances, les silences et les inflexions de son personnage. Cette maîtrise vocale trouve un écho saisissant dans la voix de Jean-Louis Trintignant (narrateur omniscient), qui, dans ce qui restera son ultime rôle au cinéma, s’impose comme un contrepoint en retrait, toujours en léger décalage avec le récit. Ce choix narratif donne à l’histoire une dimension presque spectrale, tel un écho venu d’un ailleurs. Hazanavicius, en dessinant lui-même chaque image du film, confère à cette œuvre une dimension inédite. Ce n’est pas une simple illustration de l’horreur, mais un véritable acte d’humanité. Le film choisit de célébrer l’espoir à travers des gestes modestes mais essentiels.
En dépit des ombres menaçantes qui l’entourent, l’humanité parvient encore à faire briller des éclats de lumière, comme un train dans la nuit. Les personnages, par leurs actions et leurs évolutions, nous rappellent que l’amour, la solidarité et l’humanité ne sont pas seulement des valeurs à défendre, mais des armes indispensables pour résister face à l’horreur.
Dans un monde où les voix des derniers témoins s’éteignent doucement, La plus précieuse des marchandises ne se présente pas comme une énième œuvre de commémoration de la Shoah, mais comme une réflexion sur ce qui subsiste après la douleur et la révélation des atrocités. Ce n’est pas un film qui s’apitoie ni un film moralisateur. Au contraire, les dessins de Michel Hazanavicius montrent que, même face à une barbarie insoutenable, l’humanité peut encore accomplir des gestes qui illuminent l’obscurité. Ce n’est pas une lumière aveuglante, mais une flamme vacillante et fragile, qui demande à être protégée. Le film nous pousse à nous interroger : dans l’histoire des ténèbres, quel chemin choisissons-nous pour préserver cette lumière vivante et offrir un futur un peu d’espoir ?