Du 22 au 27 novembre 2017, la Cinémathèque française propose une rétrospective Jean Rouch. Bien connu des cinéphiles, un peu moins du grand public, le réalisateur français est l’auteur de pas moins de 130 films ! Difficile donc à première vue d’y voir clair à l’intérieur de cette filmographie foisonnante. Mais malgré cette impressionnante cinéphagie, Rouch propose une œuvre documentaire particulièrement cohérente à laquelle Le Mag cinéma consacre un bref retour.
Caméra-rituelle
Rouch se distingue d’abord de ses contemporains par sa formation d’ingénieur et d’ethnographe. C’est d’ailleurs par cette voie qu’il pénètre dans l’univers du Septième art. Comprenant les potentialités du dispositif cinématographique dans la captation du réel, Rouch réalise un grand nombre de courts et moyens métrages en Afrique (Au pays des Mages noirs avec Jean Sauvy et Pierre Ponty en 1947 ; Initiation à la danse des possédés, 1948 ; La Circoncision, 1949 ; Bataille sur le grand fleuve, 1950 ; Les Fils de l’eau, 1949-1951). En 1954, le producteur Pierre Braunberger permet la diffusion en salles des Maîtres fous qui à bien des égards synthétise la première manière de Rouch. La caméra du documentariste se focalise principalement sur la problématique du rituel, perçu comme une activité fédératrice et dont la violence se veut pleine d’une puissance culturelle.
Pour pénétrer l’étrangeté de ces rites, Rouch s’implique sans intrusion. Loin de la distanciation prônée par un Frederick Wiseman, le documentariste français cherche à participer au réel qui lui fait face. La voix off (particulièrement expressive dans La Chasse au Lion à l’arc, réalisé en 1965), et les mouvements de caméra composent un espace de création qui s’intègre à la dynamique du sujet représenté. La mise en scène prend alors elle aussi valeur de rituel, figurant un territoire imaginaire et re-présenté dont les contours déjouent sans cesse les limites qui lui sont imposés.
Cinéma-vérité(s)
Cet attrait de Rouch pour le rite explique sans doute son accointance avec la pensée du sociologue Edgar Morin qui dans son immense essai, Le cinéma ou l’homme imaginaire (publié en 1956), décrivait l’acte cinématographique comme une survivance primitive porteuse de capacités fusionnelles et magiques. Ensemble, les deux hommes réalisent Chronique d’un été (1961), sorte d’enquête cinématographique glanant, au gré d’une promenade à Paris, le témoignage de différents quidams. Si Les Maîtres fous avait valu au réalisateur le surnom de « Rouch l’Africain », Chronique d’un été l’élève au rang de père du « cinéma-vérité ». Source de malentendus et de multiples débats, l’expression résume malgré tout le principal objectif du cinéma ethnographique de Rouch : « un film est ethnographique quand il allie la rigueur de l’enquête scientifique à l’art de l’exposé cinématographique » (Jean Rouch, « Le film ethnographique », Ethnologie générale, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1968).
La rencontre de ces deux approches apparaît d’abord dans l’usage très concerté des techniques cinématographiques. Caméra légère, prise de son en direct, équipe réduite, à l’instar de son homologue américain Richard Leacock, Rouch cherche à minimiser l’influence du tournage sur la réalité filmée. Cela n’empêche pas les recherches formelles, principales sources de « l’exposé cinématographique ». Bien qu’inclusif, l’appareillage ne cherche jamais à épouser la subjectivité du sujet, mais à l’accompagner selon un jeu de comparaisons et d’analogies perpétuellement modulables. En ressort la vision d’un regard multiple, relativisant toute vérité unique et absolue pour souligner la singularité d’une existence reliée à un contexte historique, topographique, et politique.
Cet aspect se veut particulièrement novateur, démultipliant le jeu des instances communicatives tout en récusant la transparence, devenue la principale marque de fabrique des actuels reportages télévisés. Ainsi s’expliquent sans doute les propos de Jacques Rivette qui, comparant les cinémas de Rouch et de Godard, avait pu déclarer que « Rouch est plus important que Godard dans l’évolution du cinéma français. Godard va dans une direction qui ne vaut que pour lui (…). Alors que tous les films de Rouch sont exemplaires, même ceux qu’il a loupés » (« Le temps déborde. Entretien avec Jacques Rivette », Cahiers du cinéma, n°204, septembre 1968).
Je est un autre
Ce lien inextinguible entre le singulier et le pluriel résonne chez Rouch comme un nouveau mode langagier. Langage oral, langage des gestes, langage des images pour un réseau de communication libre et choral. Gilles Deleuze avait ainsi évoqué chez Rouch, la présence d’un « discours indirect libre » propre à un personnage qui « franchit passages et frontières parce qu’il invente en tant que personnage réel, et devient d’autant plus réel qu’il a mieux inventé » (Cinéma 2. L’image-temps, Les Éditions de Minuit, 1985). En s’offrant comme le réceptacle à la parole des autres, la caméra de Rouch accueille leur création et leurs possibles égarement. La querelle de la réalité et de la fiction se résout dans la posture adoptée par l’intermédiaire. Ni mensonge, ni vérité, les actions démentent les propos autant qu’elles les anoblissent d’une nouvelle dimension créatrice. La chose est particulièrement sensible dans Moi, un noir (1958) et Jaguar (1967) dans lesquels les rapports tissés par les personnages et le cinéaste se fondent sur une relation bivoque et complexe, oscillant sans cesse entre la légende et son envers.
De là la tentation de Rouch pour la fiction et le récit narré (La Pyramide humaine, 1961 ; Babatou, les trois conseils, 1976 ; Cocorico Monsieur Poulet, 1977) qui semble constamment se nourrir auprès de ses origines mêmes. On retrouve donc ici la structure du rite, pratique hors du temps, dont le mouvement régressif fusionne l’inconscience collective et la conscience individuelle.
Cette ouverture aux autres caractérise tout autant le versant théorique de l’œuvre de Rouch. Président de la Cinémathèque française de 1987 à 1990, le cinéaste participa à de nombreux colloques et écrivit plusieurs articles sur son activité de réalisateur et d’ethnographe. La richesse de sa bibliographie est donc largement équivalente à celle de sa filmographie, et il nous a été difficile de faire un choix. Nous proposons donc à nos lecteurs deux ouvrages : Jean Rouch de Maxime Scheinfeigel, publié aux éditions du CNRS en 2008, et Jean Rouch. Cinéma et Anthropologie, sorte d’anthologie regroupant un ensemble de textes écrits par le réalisateur, publié en 2009 aux Cahiers du cinéma. Quant au programme de la rétrospective, direction le site de la Cinémathèque française.
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