Parmi les réalisateurs français qui ont une trajectoire étrange, Erick Zonca est probablement l’un des mieux placés. La vie rêvée des anges nous avait scotché, d’autant que l’on apprenait que le réalisateur aux manettes officiait d’ordinaire derrière les caméras de Question pour un champion. Bon sang, comment un réalisateur qui avait tant à dire avait pu être bridé à ce point, quand tant de réalisateurs qui n’avaient plus rien à filmer continuaient d’occuper l’espace ? Et puis, nous avons attendu. Un peu au départ, Le petit voleur en 2000 était digne d’intérêt, et, s’il ne s’agissait pas de précellence, si l’essai tout proche du coup de maître (La vie rêvée) ne se réalisait pas pleinement, l’espoir demeurait, et nous savions qu’il faudrait à l’avenir inscrire Zonca dans le gotha des réalisateurs a minima à suivre. Comment comprendre alors qu’il fallut 8 ans pour entendre de nouveau parler de Zonca, à Cannes, avec Julia, bon à très bon, mais auquel il manquait une sève particulière qui le hisserait au palmarès ?
Nous étions loin de nous attendre à ce que dix ans s’écoulent de nouveau, pour découvrir son nouveau projet, par hasard qui plus est, et au travers d’un habillage peu stimulant … Gros casting français, synopsis bien ordinaire, affiche qui fait craindre le nouvel opus de Jean-François Richet, sortie en plein été dans un quasi anonymat, sans effet d’annonce … M’enfin, qu’est-il arrivé à ce monsieur à qui l’on doit l’un des meilleurs films français des 20 dernières années ? Victime du bien désolant french cinema bashing ? En panne d’inspiration ? de financement ? Peut être que son destin est câlé sur celui de l’équipe de France de football se prend-t-on à espérer; les dés sont jetés, il nous faut découvrir Fleuve noir vaille que vaille …
Les premières images nous donnent le ton, Zonca choisit de ne pas lorgner du côté de Maigret, mais de Colombo. Son flic tient son charisme à son atypie, à ses errements personnels, à son apparente inadaptation au métier, voire à la vie. Cassel (le rôle était initialement dévolu à Depardieu qui quitta le tournage au bout de 3 jours) endosse l’impair beige, chine le whisky, hésite pas mal, a des lueurs. La vie du commandant Visconti qu’il incarne semble rempli d’échecs sentimentaux, le personnage ne semble n’avoir rien pu construire, ou le peu qu’il a construit semble bien loin de lui, comme ce fils qu’il pourchasse au détour de son enquête principal, impliqué dans des affaires de petites délinquances bien honteuses pour un père inspecteur, pardon commandant. A l’image du célèbre inspecteur interprété par Peter Falk, la vie privée s’insère par petites bribes, de façon souriante, dans l’enquête. Le clin d’œil trouvera peut être son paroxysme lorsque la voix de Monica Bellucci se fera entendre au téléphone.
Fleuve noir propose au spectateur de suivre l’enquête de Visconti, dérivant. Il s’agit d’une supposée disparition, au sein d’une famille apparemment sans histoire. Très vite, l’enquête patine, et Zonca prend un très malin plaisir à poser son décor, tant et si bien que l’on pense un instant que l’enquête pataugera tout le film durant, qu’elle peut n’être qu’un prétexte à un portrait d’un homme, d’une tranche de la société. Le style retenu tranche avec les écoles usuelles françaises en matière de policier (Melville, Corneau, ou Chabrol) ou de nanars à action (Richet, Pires), on peut même parler de rupture ou de voie ouverte, comme avait pu le faire La vie rêvée des anges à son époque avec le genre Femis. S’il convient de faire un léger rapprochement avec le style américain, puisque nous avons comme beaucoup d’autres noté le clin d’œil à Colombo, il nous semble que Fleuve noir soit plus à rapprocher du style thriller coréen, auquel Zonca emprunte quelques codes: les flics raillés, les fausses pistes dans l’enquête et les rebondissements, le rythme dans l’ensemble soutenu, la lumière principalement nocturne, les personnages pervers inquiétants, l’ambiance sonore parfois horrifique, les situations burlesques qui côtoient le plus parfait glauque. Certes, les sadismes, les effluves sanguines, les tueries, les virevoltes, culbutes et autres affrontements violents ne sont nullement de la partie, mais véritablement il nous semble que l’objectif de Zonca était bien de renouveler le thriller à la française en lui injectant des inspirations puisées ici ou là.
D’ailleurs, il est étonnant de remarquer que Zonca, s’il a certes convié Elodie Bouchez au casting, s’il confie un rôle important à Sandrine Kiberlain, propose avant tout, une confrontation entre deux acteurs français de renom, tous deux méconnaissables par leurs interprétations. Comme s’il avait tenu à tordre le cou aux clichés, pour nous proposer à l’écran un Vincent Cassel et un Romain Duris, en loosers / anti-héros.
Toujours est-il qu’au final Fleuve noir se démarque très singulièrement des productions françaises usuelles, et s’il est difficile d’y voir la parfaite renaissance d’un réalisateur qui nous a manqué, il marque en tout cas son retour, et on ne peut que vous conseiller de vous enfoncer dans le fauteuil d’une salle obscure pour le découvrir.