Pablo Agüero livre une trilogie post mortem dédiée à la mémoire d’Eva Perón. Ni biographie, ni récit historique ou politique, sans militantisme, Eva ne dort pas se décline en un triple huis clos audacieux sur la forme comme sur le fond. Entre onirisme et surréalisme, ce film étrange, fascinant, artistiquement ambitieux, déroule de longs plans séquences baignés dans de somptueux clairs-obscurs.
1952, Eva Perón vient de mourir à 33 ans. Elle est la figure politique la plus aimée et la plus haïe d’Argentine. On charge un spécialiste de l’embaumer. Des années d’effort, une parfaite réussite. Mais les coups d’état se succèdent et certains dictateurs veulent détruire jusqu’au souvenir d’Evita dans la mémoire populaire. Son corps devient l’enjeu des forces qui s’affrontent pendant 25 ans. Durant ce quart de siècle, Evita aura eu plus de pouvoir que n’importe quelle personnalité de son vivant.
Evita et Eva
Sous le titre Eva ne dort pas, Pablo Agüero porte à l’écran Evita, son scénario récompensé du Grand Prix Sopadin 2012 et adapté l’année suivante pour la radio par Denis Lavant et Jeanne Moreau.
Épouse de Juan Perón président argentin jusqu’en 1955, Eva Perón, décédée en 1952, continua de vivre dans les idéaux de nombreux Argentins. Mère de l’insurrection face à l’appropriation des richesses par les oligarques locaux, emblème de la lutte contre l’impérialisme américain, symbole des avancées observées en Argentine en matière de justice sociale, elle demeurera, même après sa mort, un danger pour les pouvoirs militaires qui jalonnèrent la vie politique argentine durant de longues décennies. Jusqu’à son rapatriement en 1973, sa dépouille embaumée a été au cœur d’enjeux politiques. Après le coup d’état de 1976, l’armée enterra Evita sous 6 mètres de béton…
Une trilogie…
Si nous excluons la scène d’ouverture (visuellement très travaillée et remarquable), Pablo Agüero a opté pour une narration linéaire et chronologique découpée en trois parties d’une durée progressivement plus longue. Chacune est titrée par l’annonce du rôle de son personnage central.
D’abord l’embaumeur, le docteur Ara (Imanol Arias) chargé en 1952 d’embaumer le corps de la défunte qui sera ensuite exposé à la population argentine. Puis le transporteur, le colonel Koenig (Denis Lavant) responsable en 1956 du transport de la dépouille après son rapt par le régime militaire en place depuis un an. Enfin le dictateur, le général Aramburu (Daniel Fanego) captif en 1969 d’un groupuscule communiste qui cherchait à savoir où se trouvait la dépouille d’Eva Perón.
Nous avons donc affaire à une sorte de trilogie articulée autour de trois hommes auxquels il faut ajouter l’amiral Massera (Gael García Bernal), figure d’ouverture et de clôture de Eva ne dort pas. Casting serré et quasi exclusivement masculin pour un film concis (85 minutes) qui embrasse 25 ans de l’histoire tumultueuse de l’Argentine. Un récit inévitablement elliptique qui prend donc appui sur trois jalons historiques et autant de huis clos à l’ambiance tour à tour surréaliste, violente et claustrophobe. Le réalisateur contrebalance habilement ces huis clos par l’insertion d’images d’archives ouvertes sur le peuple argentin.
… là où nous ne l’attendions pas
Trilogie post mortem, Eva ne dort pas ne peut donc être classé parmi les films biographiques (Evita n’est évoquée que par quelques images d’archives). Ce n’est pas non plus un récit ou une reconstitution historique de l’aveu même de Pablo Agüero qui confesse que « ceci n’est pas la vérité mais ma vérité » et indique avoir réalisé son long métrage « comme s’il s’agissait d’un film fantastique, un thriller onirique« . Ainsi, le film surprend par son positionnement du côté des monstres sans en adopter les propos car il n’est ni militant ni politique.
A l’audace narrative, il nous faut adjoindre l’ambition formelle du réalisateur qui permet à son œuvre d’échapper également au genre documentaire. Les nombreux jeux sur les matières mais aussi sur les ombres et les lumières (gestion précise des clairs-obscurs) parent son long métrage de belles fulgurances visuelles. Crépusculaire, tourné en longs plans séquences, le film gagne du même coup en étrangeté et devient fascinant.
Avec Evita ne dort pas, Pablo Agüero nous propose un exercice de style frôlant parfois le cinéma expérimental. Au final, si l’argument du film est unique et entièrement dédié à Eva Perón, il est déployé par une forme multiple tout aussi variée et recherchée. Indéniablement très maîtrisé, le produit fini se révèle étrange, surprenant et artistiquement ambitieux.