En 2016, Rodrigo Sorogoyen présentait Que Dios nos perdone, un excellent thriller qui avait, par ses qualités; retenu toute notre attention. Nous attendions donc de pied ferme la prochaine réalisation de ce jeune cinéaste espagnol. C’est sous le titre de El reino qu’elle s’affiche actuellement au programme des salles obscures françaises. Notre attente n’a pas été déçue, bien au contraire. Les qualités observées dans Que Dios nos perdone sont décuplées dans El reino.
Manuel López-Vidal est un homme politique influent dans sa région. Alors qu’il doit entrer à la direction nationale de son parti, il se retrouve impliqué dans une affaire de corruption qui menace un de ses amis les plus proches. Pris au piège, il plonge dans un engrenage infernal…
Difficile de ne pas rapprocher les deux dernières réalisations de Rodrigo Sorogoyen tant elles sont voisines. L’une et l’autre bénéficient d’une trame narrative ambitieuse et complexe écrite par le réalisateur et Isabel Peña. Si Que Dios nos perdone appartient aux thrillers policiers, El reino s’inscrit parmi les thrillers politiques. Un genre cinématographique propre que les deux films n’abordent pas de front. On observe dans chacun d’eux une entame sans fard à vocation réaliste. Les codes du thriller n’apparaissent que progressivement pour accompagner le crescendo dramatique voulu.
Déjà auteur d’une prestation remarquée dans Que Dios nos perdone, Antonio de la Torre endosse ici le rôle principal, celui d’un homme politique corrompu assumant avec naturel et sans ambiguïté sa culpabilité. Charismatique et intense, il livre encore une excellente interprétation saluée par le Goya 2018 du meilleur acteur. Un Goya parmi les six autres – dont ceux du meilleur réalisateur et du meilleur scénario original – venus rendre compte des grandes qualités de El reino. Ce grand acteur espagnol tient aussi l’un des rôles centraux de Compañeros (2018, Silence hurlant) d’Álvaro Brechner actuellement à l’affiche.
Les deux scénaristes s’inspirent de l’affaire Gürtel, un scandale de corruption financière qui en 2009 impliqua plusieurs dizaines de membres du Parti populaire espagnol. El reino n’étant pas un film sur la corruption, l’affaire qui nous préoccupe ici ne nous est pas sciemment explicitée dans ses tenants et ses aboutissants (ce qui peut déconcerter). Les faits laissés dans l’ombre et la culpabilité non discutée de Manuel López-Vidal alimentent le sentiment de complot gravitant toujours autour de ces affaires de corruption politico-financières. De même, l’enquête judiciaire n’est relatée que par bribes à travers quelques extraits de journaux télévisés. Derrière, la tempête médiatique gronde et l’affaire d’abord régionale ne cesse de s’étendre.
Sorogoyen adopte le point de vue de López-Vidal. La caméra, portée ou embarquée, suit le personnage dans tous ses faits et gestes au rythme d’une bande originale composée par Olivier Arson, récipiendaire du Goya de la meilleure musique. Une B.O. électronique et minimale mais quelque peu envahissante notamment en début de film. Question d’orgueil, si López-Vidal doit être condamné, il ne sera pas le seul. Mais, si « le pouvoir protège le pouvoir », nombre d’amitiés vont se volatiliser. Les intérêts particuliers priment sur l’intérêt général et notre antihéros vient de mettre de l’huile dans l’engrenage d’une mécanique implacable : une course contre la montre d’un homme traqué.
Sur plus de deux heures et sans aucun temps mort, le metteur en scène visite plusieurs genres cinématographiques. La chronique politique se mue en un thriller au crescendo de tension savamment orchestré avant de se conclure en débat télévisuel ! Cet ultime duel et moment de vérité filmé en champ-contrechamp contraste fortement avec le reste du film. Avant cet épilogue, les champs-contrechamps observés étaient éparses, souvent isolés entre deux plans-séquences. Le filmage de Sorogoyen n’a en effet de cesse de s’adapter à la situation du moment. Au fil d’une narration linéaire, dense et intense, la mise en scène se veut volontiers immersive, nerveuse, voire heurtée. Nous observons ainsi la récurrence de gros plans parfois décadrés et quelques mouvements de caméra « non maîtrisés ».
L’éclairage des scènes fait aussi l’objet d’un traitement spécifique. Les séquences précédant l’épilogue sont peu à peu plongées dans une obscurité qui semble figurer la voie sans issue empruntée par López-Vidal. Il en va ainsi d’une conversion sur un balcon suivie d’une visite mouvementée dans une villa cossue puis celle d’une station-service avant que le trajet ne se termine en caméra embarquée dans une course-poursuite choc. Toutes ces scènes d’anthologie sont brillamment réalisées.
Quel que soit l’angle d’analyse – écriture, mise en scène ou jeu d’acteurs – la conclusion reste la même. El reino est un vrai film de cinéma qui nous emporte dans un tourbillon irrésistible où la narration captivante et les actions saisissantes rivalisent à chaque instant. Plus que jamais, nous allons continuer à suivre le développement de la carrière de Sorogoyen. Son prochain long-métrage, Madre, est en phase de post-production. Il est déjà sélectionné par les festivals de San Sebastián et de Toronto qui auront lieu en septembre prochain, soit quelques semaines avant une sortie dans les salles de cinéma en Espagne planifiée pour le 18 octobre 2019.