Budget de réalisation confortable, beau casting au demeurant principalement féminin, le film de science-fiction Annihilation était destiné à être exploité en salles. Il n’en sera rien à quelques exceptions près. Depuis le 12 mars, en France comme dans de nombreux autres pays, le deuxième long-métrage d’Alex Garland n’est visible que des seuls abonnés au réseau Netflix. Sans vouloir noircir le tableau, ce choix de distribution en dit peut-être beaucoup sur les films qui seront « autorisés » à être projetés sur grand écran à l’avenir. Sinon, sans trop nous avancer, Annihilation trônera en fin d’année en bonne place parmi les propositions cinématographiques que le millésime 2018 nous aura mis devant les yeux… au cinéma ou ailleurs.
Lena, biologiste et ancienne militaire, participe à une mission destinée à comprendre ce qui est arrivé à son mari dans une zone où un mystérieux et sinistre phénomène se propage le long des côtes américaines. Une fois sur place, les membres de l’expédition découvrent que paysages et créatures ont subi des mutations, et malgré la beauté des lieux, le danger règne et menace leur vie, mais aussi leur intégrité mentale.
Après quelques projections tests, un des coproducteurs a considéré le film « trop compliqué » et « trop intellectuel ». Il a exigé dans la foulée une modification de l’épilogue, pourtant sublime, et une moindre radicalité dans la caractérisation de Léna, personnage principal incarné par Natalie Portman. Alex Garland ayant refusé d’obtempérer, la Paramount a vendu ses droits d’exploitation du film à Netflix.
Faut-il désormais craindre que seuls les films ni « trop compliqués » ni « trop intellectuels » soient les seuls distribués en salles ? Nous ne le souhaitons pas. Et si tel devait être le cas, cela nous éloignerait encore un peu plus des salles sombres. Des lieux de projection qui restent grand-ouverts à des films tels que La forme de l’eau que nous rapprochons volontiers de Annihilation puisque appartenant aux mêmes genres filmiques. Mais, là où Guillermo del Toro cumule les récompenses en brassant de l’eau… tiède, Alex Garland questionne en réalisant non pas un film mais une œuvre qui ne peut laisser indifférent. Ce sera chaud ou froid selon les appétences de chacun, mais ce ne sera aucunement tiède.
Certes la narration mise en œuvre est exigeante. Mais elle l’était déjà dans l’excellent Ex machina (2014) – premier film de Garland en tant que réalisateur-scénariste – où l’intelligence artificielle n’était jamais vulgarisée. Dans Annihilation, le cinéaste met en scène l’expédition de cinq scientifiques, cinq femmes aux compétences complémentaires. Psychologue, secouriste, géomorphologue ou physicienne, elles marchent dans la même direction. Et si Léna est biologiste « spécialisée dans le cycle cellulaire génétiquement programmé », cela ne relève pas d’un simple titre sans importance scénaristique.
Outre la présence d’Oscar Isaac au casting, Annihilation partage avec Ex machina la même mise en opposition de décors intérieurs modernes, monochromes, à la froideur clinique (architectures épurées et rectilignes, vastes surfaces vitrées) et de décors extérieurs naturels verdoyants dont l’extension ne semble relever que d’une règle, celle du chaos. Dans Annihilation, la part belle est donnée à ces décors extérieurs, ceux d’une zone forestière inhabitée en constante extension, devenue étrangère. Une zone vivante dont un seul individu est revenu sans être en mesure d’expliquer ni sa disparition ni son retour un an plus tard.
Évènements inexpliqués car inexplicables dans une forêt des Bermudes, vaste sanctuaire où communications avec l’extérieur, géolocalisation et orientation sont inopérantes. Cet espace spatio-temporel spécifique, effaceur de mémoires, est le terreau fertile d’une flore dense et luxuriante et la terre d’accueil d’une faune hostile. En son cœur se dresse un phare enveloppé d’un « miroitement » dont l’origine reste indéterminée. Est-ce une manifestation religieuse, extraterrestre, virale, voire radioactive ou la caractérisation d’une dimension supérieure ? Nul ne le sait.
Autre élément de complexification du récit, la gestion en montage alterné de plusieurs temporalités autour du personnage central incarné par Natalie Portman. Ainsi, autour du fil narratif principal constitué par l’exploration de cette forêt mystérieuse dévoilée dans un ordre chronologique, les flashbacks et flashforwards se multiplient comme des cellules. L’exploration prend les allures d’un vaste jeu de piste sur les traces du groupe militaire qui précédait nos cinq héroïnes. Chaque trace, qu’elle soit physique, mentale ou filmée, vaut pour témoignage choc, frontal, voire viscéral.
Cette zone est aussi le creuset de mutations génétiques. Simples à l’orée de la forêt, ces mutations deviennent troublantes à mi-parcours puis vertigineuses lors de l’ultime chapitre allégorique. Par la fluidité renversante de certaines séquences, par d’extraordinaires trouvailles de mise en scène, par la beauté saisissante de certains plans, par les fulgurances visuelles parfaitement captées au gré d’une photographie et d’une gestion de la profondeur de champ sans faille, Annihilation interroge notre perception du réel. En cumulant mutations génétiques et créations artistiques à l’indéniable force visuelle, Garland rentre en contradiction avec le titre de son film !
Ce n’est que dans sa phase terminale que l’Annihilation prendra sens. Alors que toute conviction se sera volatilisée, que l’esprit se sera émancipé, tout deviendra lumineux et hypnotique avant d’être consumé et de finir en cendres. Le chaos sera total et définitivement insondable. Dans cet ultime chapitre, le cinéaste tutoie par instant le cinéma expérimental pour notamment orchestrer une nouvelle chorégraphie, élément filmique déjà observé dans Ex machina. La dernière séquence prendra ensuite soin de jeter un peu plus le trouble.
Une fois remis dans le « bon » ordre, le scénario de ce récit de science-fiction s’avère solide. Les qualités de scénariste de Garland ne sont plus à démontrer depuis ses collaborations avec Danny Boyle pour La plage (2000), 28 jours plus tard (2002) ou encore Sunshine (2007). Surtout, après Ex machina, son premier film en tant que réalisateur-scénariste, il confirme définitivement avec Annihilation son statut de scénariste et désormais cinéaste majeur de science-fiction. En dehors des canons de beauté du cinéma de masse façon Paramount, Annihilation est une pierre supplémentaire apportée au panthéon des œuvres majeures de science-fiction.