Film de Lou Jeunet avec Noémie Merlant, Niels Schneider, Benjamin Lavernhe, Camélia Jordana.
Pour éponger les dettes de son père, Marie de Héredia épouse le poète Henri de Régnier, mais c’est Pierre Louÿs qu’elle aime, poète également, érotomane et grand voyageur. C’est avec lui qu’elle va vivre une initiation à l’amour et à l’érotisme à travers la liaison photographique et littéraire qu’ils s’inventent ensemble.
Les plus curieux commencent par remarquer l’avertissement qui accompagne le film:
« des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. »
Le décor n’est-il pas déjà planté par ce curieux titre Curiosa, dont le générique d’ouverture propose d’emblée une définition:
Curiosa (nom masculin) : Terme de collectionneur. Un livre, une œuvre d’art ou une photographie est nommé curiosa lorsqu’il présente un caractère érotique, léger, grivois
Pourtant, on peine à retrouver cette définition dans un dictionnaire français, on la retrouve certes sur le dictionnaire peu référent du nouvel observateur (le genre y étant changé) :
curiosa est employé comme nom féminin pluriel
1. publications de livres érotiques
On la retrouve surtout dans des dictionnaires anglophones, la langue anglaise étant une langue volontiers inflationniste – elle emprunte aux autres langues et s’enrichit de la sorte quand la langue française cherche à franciser autant que possible les mots d’origine étrangère :
Curiosities, especially erotic or pornographic books or articles
Il s’agirait donc d’érotisme … Notre curiosité n’en est pourtant pas assouvie, elle reste aiguisée par d’autres questions : Qui est Lou Jeunet ? Le duo formé par Niels Schneider et Noémie Merlant aimante-t-il le film ? Camélia Jordana confirme-t-elle ses talents d’actrices entrevus dans le Brio ?
Qui est Lou Jeunet ?
Lou Jeunet n’est pas comme certains pourraient le croire apparentée à Jean-Pierre Jeunet. Si son nom ne vous dit rien, c’est tout simplement parce que Curiosa est son premier long métrage pour le cinéma.
Toute jeune diplômée de l’Idhec en 1986 – juste avant que l’école la plus réputée du cinéma français ne soit renommée la Femis – Lou Jeunet fait ses débuts aux côtés de Roman Polanski, stagiaire en réalisation et montage, sur le tournage de Frantic. Après des débuts en son nom propre avec un film documentaire, le scénariste de François Truffaut, Claude de Givray , l’engage pour ce qui sera son premier film de télévision, Tout ce qui brille, qui réunit à l’écran Isabelle Carré et Annie Girardot. Sa filmographie comporte, outre un court métrage Le Beau Pavel réalisé en 1994, quatre téléfilms, des contributions à l’écriture, des documentaires:
Réalisation- Long métrage pour la télévision
- Monique’s trip en 2011 – Web série burlesque avec Miss Marion – Prix SACD Beaumarchais télévision
- Coup de vache en 2004 – une comédie animalière avec Anne Brochet, Gilbert Melki, Catherine Mouchet
- Les petites mains en 2000- une comédie sociale avec Mireille Périer, Philippe Duclos et Patachou – Meilleur téléfilm du Festival de la Fiction à Saint-Tropez 2001
- La fille préférée en 1999 – Collection « COMBAT DE FEMME » – avec Laurence Côte et Maurice Benichou: Nomination aux EUROPEAN EMMY AWARDS à New York dans la catégorie Meilleure Fiction Étrangère, Nymphe d’Or du Meilleur Scénario et Prix Unda à Monte Carlo, Lauréate du Prix SACD Talent Télévision 2001
- Tout ce qui brille en 1998 avec Annie Girardot et Isabelle Carré : Sélectionné au Festival de Cognac
Scénario
- Le 31 du mois d’août en 2006- Adaptation du roman de Laurence COSSÉ
- Le souffle coupé en 2005 – Scénario original en co-écriture avec Camille TABOULAY – Prix SACD Beaumarchais, Finaliste au Prix du Meilleur Scénario Copain
Ces dernières années, Lou Jeunet s’est intéressée au web en réalisant trois pilotes d’une série burlesque. Quelques extraits sont disponibles ici
C’est en découvrant des clichés de Pierre Louÿs et en lien avec sa passion pour la photographie qu’elle a eu l’idée de porter à l’écran une passion amoureuse.
Qui étaient Marie de Héredia, Henri de Régnier, et Pierre Louÿs ?
Egalement connu sous les noms de plume Chrysis, Peter Lewys et Pibrac, Pierre Louÿs est un poète et romancier français, qui naquit le 10 décembre 1870 en Belgique et décéda à Paris le 4 juin 1925. Il épouse en 1899 la plus jeune fille de José-Maria de Heredia, Louise, la soeur de Marie de Hérédia dont il fut auparavant l’amant. Il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur le 31 décembre 1909 en qualité d’homme de lettres, puis promu officier le 14 janvier 1922. Son oeuvre comprend une vingtaine de romans.
Inspiré des mémoires de Casanova , son roman le plus célèbre, et considéré comme son chef-d’œuvre, avec Trois filles de leur mère est La Femme et le Pantin (1898), plusieurs fois adapté au cinéma: citons parmi d’autres celle, éponyme, de Jean Duvivier avec Brigitte Bardot et celle de Bunuel (Cet obscur objet du désir).
L’écriture de Pierre Louÿs s’intéressait aux femmes, à la séduction et il ne s’en cachait nullement; on lui doit notamment des citations telles que:
Il n’y a que deux manières d’être malheureux : ou désirer ce qu’on n’a pas, ou posséder ce qu’on désirait.
Aphrodites
Marie de Héredia vécut entre 1875 et 1963. Elle était triplement femme de lettres:
En premier lieu, elle était fille d’un poète, homme de lettres d’origine cubaine , naturalisé français en 1893, reconnu comme l’un des maîtres du mouvement parnassien, dont l’oeuvre comprend un seul recueil, Les Trophées, publié en 1893.
En second lieu, elle fut mariée sans amour à Henry de Régnier, un poète proche du symbolisme, futur académicien.
Elle était, enfin, romancière, poétesse et dramaturge française: Marie de Héredia s’est fait connaître dans le monde littéraire sous différents noms de plumes, principalement sous le pseudonyme masculin Gérard d’Houville.
Alors qu’elle vivait chez son père, elle rencontre de nombreux poètes, tels que Leconte de Lisle, Anna de Noailles, Paul Valéry et surtout Pierre Louÿs pour lequel elle nourrira une folle passion: elle posera nue pour lui, ces clichés érotiques venant compléter la collection personnelle de Pierre Louÿs .
Niels Schneider et Noemie Merlant, duo efficace ?
L’interprétation de Niels Schneider dans Un amour impossible nous avait particulièrement saisis. L’acteur très prometteur qu’il était jusqu’alors, si souvent utilisé en jeune premier, s’affirmait pour la première fois à l’écran en homme magnétique, au charisme inné. Dans la peau d’un homme manipulateur, son visage émacié, ses mimiques sobres, sa gestuelle, donnaient parfaitement corps à son personnage. Le choix de lui faire incarner Pierre Louys semble donc opportun, dans cette lignée: une petite moustache et l’affaire est jouée, on obtient un Pierre Louys plus moderne, plus attirant, de base.
Il forme dans Curiosa un duo avec Noémie Merlant, à qui la lourde tâche d’incarner le rôle de Marie de Héredia incombe, tant son personnage, ce qu’il évoque, ce qu’il insuffle est au centre même du récit, et vient éclipse la partition consacrée à Pierre Louys, personnage relayé au deuxième rang.
Le rôle de Marie de Héredia est en effet central à plus d’un titre; le rapport aux mots, aux lettres, le rapport de Marie aux hommes, son rapport à son corps, à l’érotisme, au désir, sa passion dévorante pour Pierre Louys, son rapport à l’époque, aux conventions qui l’accompagnent, voilà les sous-textes de Curiosa.
Marie de Héredia choisit son destin, ses passions, elle prend le dessus sur Pierre Louys, l’esthète, le voyeur, le libertin, comme elle prend le dessus sur son mari qui le désintéresse.
Toute la sensualité du récit, l’érotisme doit donc passer par les faits et gestes de Noémie Merlant. Elle s’en sort, dirons-nous, honnêtement, car la mise en scène par ailleurs tombe dans des écueils imprévus. Elle semble à son avantage en costume comme dans le plus simple appareil, ses postures sont soignées, elle répond aux exigences du personnage.
Cependant, au delà des deux performances individuelles, le duo à l’écran – le feu que l’on en attend – ne prend pas, probablement car l’histoire en elle même en veut ainsi.
Camélia Jordana, un rôle qui compte ?
Camélia Jordana sauvait Le brio de la médiocrité, l’artiste y montrait un talent manifeste, que ce soit par le son (le verbe et le jeu de l’éloquence), ou l’image (un jeu de séduction avec Auteuil).
Ces deux composantes étant essentielles au projet de Lou Jeunet, nous adoubons donc a priori le choix de confier un rôle de tierce personne à Camélia Jordana, celle d’une rivale à Marie de Héredia, une jeune femme algérienne, libre d’esprit et dont les frivolités amusent le monde.
Ceci dit, une particularité de cette partition apparaît dés les premières images de la jeune femme à l’écran; son corps est son instrument, bien plus que ne le sont les mots. Sa légèreté, son déhanchement, ses danses, le corps qu’elle montre avec facilité, servent principalement la bagatelle de ces messieurs. Si la rivalité qu’elle propose à la passion vécue et souhaitée par Marie de Héredia joue de fait un effet de ressort dramatique au récit, nous sommes en droit de nous demander si Camélia Jordana ne s’est pas trompée avec ce rôle, qui s’intéresse avant tout à ses formes, à sa nudité, et non à une dynamique plus globale. Le nu à l’écran, comme la violence, pose toujours la question de la gratuité. S’il sert les intérêts du film, l’intention artistique, un acteur ou une actrice qui s’y soustrait sans fard, gagne en réputation. Mais il est des cas où seules les images, les raccourcis restent. On souhaite donc à Camélia Jordana de très vite pouvoir se détacher de l’image d’épinal, matériau à Curiosa (l’icône orientaliste), qui puisse lui éviter une suite de carrière à la Valérie Kaprisky.
Erotique ?
Là, où les mots, leurs candeurs, leur bonne utilisation – le fameux jeu de la séduction – servent à plein l’ambiance séductrice, érotique des films – Les liaisons dangereuses, en est probablement la meilleure illustration, il peut arriver, comme dans Curiosa, qu’ils produisent l’effet proprement inverse, une désamorce.
En effet, Lou Jeunet cherche à retranscrire, de façon maniérée, une époque, un lieu, une façon de vivre où les lettres sont omniprésentes. Mais ceux là viennent malheureusement en décor, en commentaires; à côté donc du récit principal. La séduction n’entre jamais en ligne de compte, les mots sont dits avec détachement, dans un élan réfléchi. Jamais les beaux mots ne sont lâchés par effusion des sens, dans l’instant, dans l’instinct. Ils sont susurrés dans des moments de pause, en société, pour y plaire, ou en confidence en dehors même de toute tentative de charme.
« Le duo à l’écran ne semble pas fonctionné, probablement car l’histoire en elle même en veut ainsi »
disions-nous. En effet, si la passionnée Marie De Héredia s’embrase pour Pierre Louys, ce dernier ne nourrit pas de réelles passions, il les réfute par essence. Son orgueil et son vice le mènent, non son attirance profonde. Cette composante vient à manquer quand il s’agit de mettre à l’écran une passion amoureuse, qui certes passe par les enlacements, les suggestions érotiques proposées par les danses des corps, son aspect visuel; mais passe aussi et surtout par une déraison psychologique.
L’érotisme vient aussi souvent de l’attente, de la frustration, de la contrariété. Le temps doit y imprégner sa mesure.
Mettre à l’écran de façon directe et excessive, sans filet, des corps nus, comme par exemple effectuer un reportage sur un camp de naturistes, ne possède le plus souvent aucune vertu captivante, excitante… La grammaire érotique s’accompagne au contraire de nombreux voiles, de résistances, d’une progressivité millimétrée. Une passion naissante, une tension liée, des corps qui se donnent l’un à l’autre comme par nécessité, en guise de vérité que des fantasmes auront précédé; voilà des carences.
L’érotisme nécessite probablement une narration emprunte toute à la fois de souffre et de patience, que des regards en coin, des sons, des ambiances, des mots échangés, viennent appuyer.
Curiosa parvient parfois à ce que les jeux de corps suggèrent un empressement, un désir charnel, une certaine grâce; mais uniquement par instants. Hélas, le charme se fait par trop discret, la logique d’évolution de la passion amoureuse comporte bien trop de répits, de contre-effets. Les flammes s »éteignent avec la passion du spectateur, dont l’œil critique vient à être attiré par d’autres manques, une certaine lenteur, un habillage musical contemporain, certes osé, mais plus maladroit qu’intéressant – trop discontinu -, au point de trouver l’exercice plutôt vain, sur la forme comme sur le fond.