Le 31 août 2014, Larry Clark présentait à la Mostra de Venise, The Smell of Us, son dernier long métrage. Tourné à Paris, le film ne surprendra pas les habitués du réalisateur. Sur l’écran ce sont des figures familières qui font face au spectateur, de vives silhouettes entrainées par un mouvement irrépressible. Pour parvenir à donner un visage à ces ombres mouvantes, il nous faut remonter le temps.
Tout spectateur connait La Fureur de vivre (Nicholas Ray, 1956), film qui fit de James Dean une icône universelle. Avec son blouson et son T-shirt blanc, son air mutin et mélancolique, sa nonchalance et son énergie, l’acteur lançait un nouveau personnage amené à prospérer sur les écrans de cinéma : l’ADOLESCENT.
Le titre original du film, Rebel without a cause, exprime tout le paradoxe de ce caractère. Difficile en effet de définir cet âge de l’entre-deux. Alors que l’enfance évoque la nostalgie du merveilleux, que l’adulte renvoie aux préoccupations et responsabilités du réel, l’adolescent est un être en construction, l’ébauche d’un devenir. La rencontre du cinéma et de l’adolescence semble bien naturelle, tant les rapports entretenus par ces deux entités sont ténus. Leur union fut même scellée par l’invention d’un genre, le film d’adolescents. Ces films furent souvent envisagés selon leur seule perspective commerciale. Autant dire que le teen movie n’a jamais intéressé grand monde, sinon le public auquel il s’adresse en priorité.
Mais d’abord, qu’est-ce qu’un « teen movie » ? Cette terminologie embrasse un large éventail de films de natures diverses – comédie, fantastique, cinéma d’auteur – dont le seul point commun est d’avoir comme protagoniste principal un adolescent. Le terme de « teen movie » est par ailleurs employé pour qualifier un film produit pour plaire – presque exclusivement- à un public adolescent. L’institutionnalisation du genre nous pousse donc à préférer le terme français de « films d’adolescents » à celui de « teen movie » pour qualifier les films cités dans notre article. Nous envisageons le film d’adolescents comme une œuvre dont le dénouement figure un accomplissement, satisfaisant ou décevant. Formateur, le film d’adolescents s’achève lorsque l’adolescence se termine. Ce court écrit, sorte d’esquisse d’une réflexion en chantier, propose modestement d’établir des liens existants entre l’art cinématographique et le film d’adolescents, genre mu par la dynamique d’un espace-temps particulier. Avant de commencer, nous nous devons d’expliquer au lecteur les raisons qui ont déterminé le corpus de films ici envisagés. Prolifique, le film d’adolescents met en échec toute tentative d’exhaustivité. Nous devons nous résoudre à choisir un pays et une époque bien déterminés : nous nous intéresserons à la production américaine – patrie du genre – sur ces quinze dernières années.
Ce choix, en partie arbitraire, n’exclut pas les références à des œuvres plus anciennes, et a le mérite de permettre au lecteur d’approfondir la question en fonction de sa propre culture et de ses préférences (Ghost World, The Myth of the American Sleepover…)
Reconstruire l’espace
Le drame de James Dean dans La Fureur de vivre tient à l’obligation qui lui incombe de trouver sa place. Tâche difficile pour l’adolescent qui peine à se définir lui-même. Aussi l’espace devient une terre hostile placée sous l’autorité des adultes, qu’ils soient parents, professeurs de lycée ou doyens d’université. Ces représentants d’une institution autrefois rassurante se transforment en oppresseurs cherchant à tout prix à assujettir l’adolescent à leur propre conception de l’espace. Il s’agit alors d’échapper à ce carcan en trouvant de nouveaux moyens de parcourir le cadre. Pur nomade, l’adolescent est un personnage en mouvement.
Chez Larry Clark (Ken Park, 2002 ; Wassup Rockers, 2006) le skateboard se substitue aux voitures de American Graffiti (George Lucas, 1973) comme symbole de l’émancipation adolescente. Véhicule de la jeunesse, la planche à roulettes posent des questions fondamentales de filmage. Il s’agit de capter une motricité particulière, d’accepter les aléas de la route, de renouer avec la matière. Les qualités de l’espace naturel influent sur la conduite. Le béton ou le gravier n’induisent pas le même mouvement et prouvent la capacité d’adaptation des adolescents et de celui qui cherche à les filmer. Ce n’est plus le cinéaste qui assujettit ses acteurs à un tracé prédéfini, mais bien eux qui dictent le mouvement de la caméra, le rendent visible par leurs déplacements heurtés, vecteurs d’une esthétique de l’improvisation.
L’ouverture d’un film permet généralement de situer son action. Dans lefilm d’adolescents, il s’agit souvent d’un lieu bien connu des spectateurs : le campus universitaire (ou sa variante : la cour du lycée). Qu’y voit-on ? Des jeunes en mouvement, vaquant à leurs occupations. Encore une fois, c’est le passage qui identifie l’adolescent à l’espace. Gus Van Sant l’a bien compris, le rythme de Elephant (2003) étant fondé sur le déplacement quotidien de corps dans les couloirs d’un lycée.
Un corps en (r)évolution
Le corps occupe d’ailleurs une place centrale dans lefilm d’adolescents . L’être-au-monde adolescent est un être-au-corps ; trop visible ou pas assez, l’obèse et le gringalet seront mis au ban de la hiérarchie du lycée. Le miroir de l’adolescence restitue un reflet qui inclut sans cesse les autres et leur redoutable jugement. Filmer un adolescent c’est donc d’abord filmer un corps en construction. On retrouve ici une idée fondatrice du cinéma, celle qui poussa les physiologistes du XIXe siècle à bâtir les assises d’un nouveau médium artistique. Comme le film d’adolescents,le cinéma trouve son origine dans un mouvement brut, gratuit, qui n’existe que pour lui-même. Une révolte irraisonnée en somme.
Rien d’étonnant alors à ce que le ralenti soit fréquemment utilisé dans les films d’adolescents, moyen de sublimer le corps, ou tout du moins de restituer avec exactitude ses fonctions. On ne sera pas non plus étonné par la récurrence de situations mettant en avant les prouesses physiques des adolescents : le sport (Fired Up, Will Gluck, 2009) ou la danse (Sexy Dance, Anne Fletcher, 2006). Après tout, les premiers films de Edison ne prenaient-ils pas pour acteurs des athlètes, acrobates ou danseurs, sujets les plus à même d’exprimer les tensions et relâchements du corps ? Ce renouement avec les préoccupations du cinéma des premiers temps, rapprocherait presque le film d’adolescents du cinéma expérimental. Chez l’un comme chez l’autre il s’agit toujours d’occuper l’espace en mouvement.
Grotesque car incomplet, le corps adolescent illustre la crise identitaire de l’âge tendre. On comprend mieux les liens qu’entretient le film d’adolescents avec la comédie et le cinéma fantastique. Les transformations subies par le corps forcent la prise de conscience de soi et des autres, permettant au choix un traitement humoristique ou horrifique. Déjà dans College (James W. Horne, 1927), le défi relevé par l’étudiant interprété par Buster Keaton consistait à parvenir à contrôler son corps pour franchir les obstacles de la séduction amoureuse. Dignes héritiers de l’acteur burlesque, les adolescents de SuperGrave (Greg Mottola, 2007) se doivent de maîtriser l’espace pour atteindre leur objectif. Car le principal ennemi de ces héros pubères n’est pas le petit ami jaloux ou l’adulte peu conciliant, mais bien son propre corps qui, trop encombrant, empêche l’avancée jusqu’au grand évènement de l’adolescence : la perte de la virginité.
Dans les années soixante-dix, l’adolescent connote le monstrueux. Sa chair tendre et sa naïveté en font la cible rêvée pour les psychopathes en tous genres (La dernière maison sur la gauche, Wes Craven, 1972 ; Massacre à la tronçonneuse, Tobe Hooper, 1974) avant que son corps ne réagisse à travers une folie destructrice (Carrie, Brian De Palma, 1976). Cette identité double se prolonge aujourd’hui, que ce soit à travers des remakes (La dernière maison sur la gauche, Denis Illadis, 2009 ; Carrie, Kimberly Peirce, 2013) ou à l’intérieur de films profitant de phénomènes de mode comme les super-héros (Chronicle, Josh Trank, 2012), ou les zombies (Bienvenue à Zombieland, Ruben Fleischer, 2009).
Le processus mutant de la puberté questionne la représentation du corps et son traitement cinématographique. Seul moyen pour l’adolescent de contrôler cette mutation corporelle : enclencher, délibérément, une altération de sa perception. L’adolescent cherche dans l’alcool (SuperGrave), les fêtes (21 and Over , Jon Lucas et Scott Moore, 2013) la drogue (Spring Breakers, Harmony Korine, 2012), la provocation (Easy Girl, Will Gluck, 2010 ; Be Bad !, Miguel Arteta, 2009), voire les supers-pouvoirs (Kick-Ass, Matthew Vaughn, 2010) ou la sorcellerie (All Cheerleaders Die, Lucky McKee et Chris Sivertson, 2013), un moyen d’asseoir son contrôle sur une identité fugitive, car évolutive.
La crise d’adolescence
Le cinéma et l’adolescence partagent un tempérament romantique. Il s’agit de jouer ou tout simplement de trouver ses limites, d’éprouver le contact avec son propre corps devenu étranger à soi-même. Auto-destructeur, l’adolescent flirte sans cesse avec la mort. Le cinéma lui aussi aime jouer à se faire peur. Ces dix dernières années, depuis l’arrivée et le développement du numérique, que de fois nous a-t-on annoncé la mort imminente du Septième art, la fin des salles de cinéma, la disparition de la cinéphilie ? Déjà en 1930, la généralisation du son avait permis aux oiseaux de mauvais augure de prophétiser la fin d’un art promis aux bavardages incessants du théâtre filmé. Le cinéma, est un art technique, qui, tout comme le corps adolescent, est obligé d’évoluer, de muter, de s’adapter. Chaque transformation est pourtant perçu comme un drame insurmontable, une menace létale qu’il (le cinéma) ne pourra surmonter. Cependant, force est de constater que le cinéma et son public ont toujours su s’adapter au changement. Le film d’adolescents, justement, n’exclut pas la recherche visuelle, et profite des différentes révolutions cinématographiques pour travailler et réfléchir l’évanescent. Déjà dans La Fureur de vivre ou À l’est d’Eden (Elia Kazan, 1955) le tout nouveau procédé du CinemaScope se mettait au service des pérégrinations spatiales de l’adolescent. Dix ans plus tard, la témérité et l’audace du Lauréat (Mike Nichols, 1967) faisaient entrer le cinéma américain dans la modernité du Nouvel Hollywood. À l’ère du multimédia, le film d’adolescents devient auto-réflexif. Dans Spring Breaker, Elephant, Bully (Larry Clark, 2001), Piranha 3D (Alexandre Aja, 2010) ou Easy Girl, l’image fantasmée et reflétée par les différents écrans se confronte à la brutalité du réel. Plus que jamais les regards du cinéma et du film d’adolescents se confondent. L’apport du numérique a enclenché chez le premier une mutation dont profite le second.
Le propre de l’image numérique est de se défaire de l’empreinte du réel propre à l’enregistrement sur pellicule, pour proposer une représentation affranchie de toute origine. Au « ça-a-été » barthésien de l’image argentique se substitue la virtualité absolue du processus numérique. L’interrogation ontologique reste donc sans réponse, la cause est absente. C’est à une pareille problématique que se confronte l’adolescent, se révoltant contre le modèle érigé par ses parents pour construire seul sa propre voie. Comme lui, le film d’adolescents contemporain cherche son origine à travers la citation (l’exemple le plus probant étant peut-être la saga des Scream mise en scène par Wes Craven de 1996 à 2011 ), entre en lutte contre les principes et procédés du passé pour s’autonomiser et envisager son avenir. La crise adolescente est existentielle, voire phénoménologique, rompant avec les normes pour redéfinir le monde à la lumière d’une vision novatrice et originale. Dans Le Chanteur de jazz (Alan Crosland, 1927), le jeune artiste interprété par Al Jolson devait tenir tête à son père pour parvenir à faire prononcer au cinéma ses premiers mots . À chaque révolution lancée par le Septième art, l’adolescent répond présent.
Le film d’adolescents touche d’ailleurs à la fonction la plus immatérielle du cinéma : le temps. Les film d’adolescents s’inscrivent souvent dans une durée délimitée. Un peu à la manière d’un jeu vidéo, il s’agit d’atteindre son but en fonction d’un temps imparti. Qu’il s’agisse d’une année de fin d’études (American Pie, Chris et Paul Weitz, 1999), d’un job d’été (Adventureland, Greg Mottola, 2009), de vacances printanières (Piranha 3D, Springbreakers), du fameux bal de promo (Virgin Sucides, Sofia Coppola, 2000), ou d’un simple trajet en voiture (Harold et Kumar chassent le burger, Danny Leiner) l’action adolescente est soumise à une temporalité encadrée par sa propre échéance – l’accession à l’âge adulte. Au cinéma, ce principe est par essence redondant, l’objet filmique étant lui-même programmé pour durer le temps de sa projection. Aussi le film d’adolescents réfléchit le dispositif cinématographique de manière concrète et lucide : le film, comme l’adolescence, ne peuvent durer éternellement.
En pleine croissance, le cinéma et l’adolescent n’ont pas fini de nous étonner. De La Fureur de Vivre à Supergrave en passant par Fast Times at Ridgemont High (Amy Heckerling, 1982) ou The Breakfast Club (John Hughes, 1985), le film d’adolescents partage avec son médium un espace-temps en perpétuelle évolution.
Si le lecteur souhaite en savoir plus sur le film d’adolescents et le teen movie en général, nous l’invitons à se reporter à l’ouvrage de Célia Sauvage et Adrienne Boutang, Les teen movies, publié chez Vrin en 2011, ainsi qu’à l’étude de Emmanuel Ethis et Damian Malinas, Les films de Campus, publié en 2012 chez Armand Colin dans la collection « Monsieur Cinéma ».