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Sortie DVD/Blu-ray – La Proie de Robert Siodmak

Sorti en 1948, La Proie (auquel on préférera son beau titre original : Cry of the City) apparaît comme un fleuron méconnu du film noir. Grâce soit donc rendue à la maison ESC Éditions qui a décidé de proposer une version remastérisée (en Blu-ray et DVD) de cette pièce maîtresse signée par le grand Robert Siodmak.

Réalisé entre Les Tueurs (1946) et Criss Cross (1949), La Proie a pendant longtemps subi le succès de la filmographie criminelle de son auteur. Dans leur instructif Panorama du film noir publié en 1955, Raymond Borde et Étienne Chaumeton ont ainsi pu décrire le film comme une « œuvre hâtive, trop inégale » en comparaison à « l’éclat » et au « fini » des productions antérieures et ultérieures du cinéaste. À la vision du film, force est de constater l’erreur de jugement des deux spécialistes.

Produit par la Fox et adapté d’un roman de Henry Edward Helseth (qui connaîtra une seconde adaptation en 1971), La Proie profite d’abord d’une intrigue haletante et parfaitement maîtrisée. Le scénario, cosigné par Ben Hecht et Richard Murphy, convoque quelques références (Les Anges aux figures sales de Michael Curtiz) et annonce certaines futures réussites du genre (Asphalt Jungle de John Huston notamment). Associant à un récit de rédemption somme toute classique une description minutieuse d’un milieu social particulier (les faubourgs populaires de Little Italy), le film renouvelle la traditionnelle opposition du policier et du hors-la-loi. Les déterminismes à l’origine de la lutte permettent le développement d’un cadre plus intime, affirmant tout au long du film la porosité des frontières entre les sphères du Bien et du Mal.

Le Lieutenant Candella (Victor Mature) et le gangster Martin Rome (Richard Conte) se présentent comme deux pôles vacillants entre lesquels gravitent de nombreuses figures symboliques (madones et fils prodigue) et pittoresques (avocat véreux, médecin corrompu, masseuse criminelle). Si cette galerie de caractères, ainsi que la rythmique du récit, répondent aux principales exigences dramatiques du film noir, c’est bien du côté de la mise en scène que La Proie affirme sa singularité.

Siodmak se débarrasse ici de la subjectivité psychologisante et temporelle propre au genre pour se focaliser sur une dynamique plus objective et spatiale. Le tournage en extérieurs permet l’emploi de différents motifs inhérents à la topographie du cadre générique. On retrouve ici la précieuse description proposée par Eddie Muller à propos de la ville-type du film noir, « pleine de croisements inattendus, détours de couloirs, secrets planqués dans des pièces verrouillées, existences suspendues à des hauteurs vertigineuses, culs-de-sacs abrupts » (Dark City. Le monde perdu du film noir, 2007). Surtout perceptible dans les belles séquences nocturnes ponctuant le film, l’urbanisme de la cité répond sans cesse à la tragédie de ses habitants.

Les enseignes lumineuses et les tramways surplombent les trottoirs luisants, affirmant le règne d’une verticalité aliénante. L’ascension (sociale, morale) ne peut être qu’artificielle, la Chute irrémédiable. À ces compositions très concertées (servies par la belle photographie de Lloyd Ahern) répond un soucis d’efficacité que l’on retrouve principalement à travers les mouvements traversant le cadre. Siodmak configure son drame selon des trajectoires sans cesse contrariées. La traversée du couloir de l’hôpital par Martin Rome ou les courses de Tony (Tommy Cook), son jeune frère, à travers les quartiers de la ville, prennent la forme d’éternels retours. Attiré par l’illégalité incarnée par son aîné, Tony optera pour un ultime volte-face. Remontant la rue, le jeune homme prend à rebours un destin qui lui avait toujours échappé.

Le talent de Siodmak est donc de parvenir à matérialiser de façon très concrète les idées sous-jacentes à son drame policier. Cela passe d’abord par la perspective behaviouriste adoptée par le réalisateur. Le boitillement de Martin Rome s’offre comme un modèle comportemental qui finira par gangrener la représentation du Lieutenant Candella. Touché par une balle perdue, celui-ci reconduit l’éreintement physique de son adversaire. Sa victoire ne tient pas à grand chose. Affalé sur le trottoir, son corps meurtri fait écho à l’agonie du gangster.

Victor Mature, qui sera principalement connu pour ses personnages de péplums, joue de son physique imposant pour incarner l’image d’un colosse aux pieds d’argile, tandis que face à lui Richard Conte prend à contre-pied sa persona d’honnête citoyen véhiculée par ses films criminels (l’innocent Frank Wiecek de Appelez nord 777, l’époux dévoué du Mystérieux Docteur Korvo).

En nourrissant de l’intérieur les valeurs morales du récit, Siodmak les relativise par une figuration corporelle très marquée. Le dernier plan du film symbolise parfaitement ce phénomène. Recueilli par Candella, Tony s’effondre dans la voiture du. Lieutenant. Alors que l’insigne « Police » apparaît dans la nuit, Siodmak prend soin de conserver à l’écran l’image de ces deux corps fourbus de fatigue. Le cadre se divise alors en deux parties complémentaires : le haut du plan est dominé par la représentation institutionnelle de la loi, le bas par une figuration charnelle de celle-ci. Ce dédoublement exprime toute l’ambiguïté d’un rapport dialectique dont chacune des parties se légitiment l’une et l’autre, se fédèrent l’une à l’autre.

Du côté de cette édition Blu-ray, le remastering proposé par ESC justifie, plan après plan, tout son intérêt. Le travail effectué sur l’image a permis de retrouver la beauté visuelle des contrastes originels tout en préservant l’aspect documentaire des plans de rues (à noter que le soin apporté au traitement du son est particulièrement plaisant). Pour les bonus, le spectateur aura plaisir à écouter Antoine Sire (auteur de l’excellent Hollywood, la cité des femmes publié en 2016 chez Actes Sud) qui revient en détail sur l’originalité du film à travers une évocation tout à fait érudite de son contexte de production ainsi que sur la carrière hollywoodienne de Siodmak.

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