En France, la réputation de Ben Stiller repose principalement sur sa carrière d’acteur. Habitué des comédies grand public, Stiller fut rapidement catégorisé comme un comédien sans reliefs, une surface lisse et creuse. De l’amoureux transi de Mary à tout prix (There’s Something About Mary, Peter et Bobby Farrelly, 1998) au gendre (im)parfait de Mon beau-père et moi (Meet the Parents, Jay Roach, 2000), le jeu de Stiller repose essentiellement sur des expressions faciales reproductibles à l’envie, simples mouvements des traits adaptés à des situations comiques non moins systématiques. De l’autre côté de l’Atlantique pourtant, la persona de Stiller a toujours été reconnue comme double, présente à la fois devant et derrière la caméra. Dès 1994, et avant même que sa carrière d’acteur ne soit vraiment lancée, Stiller devient réalisateur. Génération 90 (Reality Bites), son premier film, se présente comme un témoignage doux-amer d’une époque et d’une jeunesse en perte de repères. Aussi la filmographie de Stiller se dédouble. Si celle de l’acteur est particulièrement prolixe, celle du cinéaste est plus ténue (cinq longs métrages en vingt ans, de 1994 à 2013). Cette dernière semble avoir atteint son sommet en 2008 avec Tonnerre sous les tropiques (Tropic Thunder), comédie faisant dialoguer la réflexivité parodique et l’humour graveleux, méta- film à la fois reconnu par la critique et plébiscité par le public. La sortie récente de La Vie rêvée de Walter Mitty (The Secret Life of Walter Mitty, 2013) nous a donné envie de découvrir cette seconde facette de l’oeuvre de Stiller, assez mal connue, souvent ignorée car trop peu étudiée.
Une subjectivité environnante
Dans les films de Stiller, le point de vue interne conditionne l’ensemble de la représentation. Dans Génération 90, Lelaina (Winona Ryder), documentariste armée de sa caméra vidéo, reconfigure à la première personne du singulier la vie d’un groupe d’amis unis par les galères du quotidien et séparés par des sentiments que la table de montage ne peut effacer. Chip Douglas (Jim Carrey), le génial sociopathe de Disjoncté (The Cable Guy, 1996), régule son univers en fonction d’un scénario préétabli au risque de mettre en péril la vie de ceux qu’il croit être ses amis. L’argument de Tonnerre sous les tropiques tient pour l’essentiel à l’acceptation des désirs des autres comme possibilité de satisfaire les siens propres, l’égo devant s’effacer au profit d’une solidarité désintéressée. « Un crétin superbe et narcissique », voici comment une styliste définit Derek Zoolander, le mannequin interprété par Ben Stiller dans Zoolander (2001). C’est à nouveau la subjectivité qui prime, presque obligée par l’omniprésence des portraits photographiques du héros à l’intérieur d’un univers marqué par la victoire d’une reproductibilité égotique et artificielle. Dans La Vie rêvée de Walter Mitty, la projection du « Moi » se fait moyen de survie pour Walter Mitty (Ben Stiller) transformant à loisir son environnement en en faisant la surface de projection de rêves et de fantasmes dont il occupe la place centrale.
Ces remarques prennent pour objet le récit narratif mais peuvent être reprises pour discuter de la construction même des films envisagés. Si Stiller est à l’origine de deux scénarios (Tonnerre sous les Tropiques en collaboration avec Justin Theroux et Ethan Cohen, et Zoolander co-écrit avec Drake Sather et John Hamburg), le cinéaste a toujours collaboré avec des scénaristes différents (Steve Conrad pour La Vie rêvée de Walter Mitty, Lou Holtz Jr pour Disjoncté, Helen Childress pour Génération 90). De la même manière, à l’exception du compositeur Theodore Shapiro présent au générique des deux derniers longs métrages, chaque nouveau film implique une nouvelle équipe technique. L’homogénéité narrative de l’ensemble de l’oeuvre semble devoir être imputée à la figure seule de Stiller, marquant de son empreinte chaque nouveau projet par la réitération d’une thématique particulière. Cette reprise singulière, faisant fi des aléas de production et des transformations de castings, est symbolisé par la présence constante du cinéaste devant la caméra (de figurant dans Disjoncté aux héros de Tonnerre sous les Tropiques, La Vie rêvée de Walter Milly, Zoolander, en passant par un second rôle dans Génération 90). Maître absolu du plateau de tournage, il s’agit de comprendre comment ce rôle majeur revendiqué par Stiller s’incarne dans le traitement visuel des films.
Une réflexivité médiumnique
Si dans les films de Stiller la subjectivité l’emporte, celle-ci suppose implicitement le dialogue avec l’autre. Bien qu’au semblant impossible, celui-ci doit être envisagé comme la figure d’une marque de Salut, sorte de dénouement nécessaire afin qu’advienne le happy-end escompté. Ce rapport social passe toujours par le truchement d’un médium visuel particulier : le caméscope vidéo dans Génération 90, la télévision dans Disjoncté, la photographie de mode dans Zoolander ou de presse dans La Vie rêvée de Walter Mitty, le cinéma et ses simulacres dans Tonnerre sous les tropiques. De ces images s’écrit un paradoxe proprement cinématographique substituant au rôle du créateur celui de spectateur. Est-ce réellement le cinéaste qui conduit ses plans ? Ne sont-ce pas plutôt ces derniers qui déterminent sa vision ? Dans Génération 90, la prise de conscience passe par une déstructuration du film-vidéo originel, la nouvelle version prouvant a posteriori l’absence de sens des images capturées sur le vif. Alors que le grain vidéo apporte au film de Stiller un cachet de réalisme dû à sa forme documentaire, un ingénieux basculement nous prétend le contraire. C’est à l’intérieur des images 35mm que les liens pourront s’affirmer comme véritables, la spectatrice- vidéaste devenant pleinement actrice de son quotidien. Avec Disjoncté, le personnage-spectateur se fait littéral : Chip se nourrit de références issues d’émissions télévisées afin de réguler ses interactions sociales. Forcément faussées, celles-ci risquent toujours la rupture, blackout prenant la forme d’une image brouillée. Les photographies envahissent l’espace de Zoolander, représentation d’un monde publicitaire tragiquement abscons, hypnotique et dangereux pour qui se voit octroyer le droit d’afficher son visage. Dans Tonnerre sous les tropiques, c’est l’image qui creuse les strates de sens. Un groupe de vedettes se retrouve piégé dans la jungle vietnamienne persuadé d’être dans un film, faisant de chaque menace un code cinématographique, confondant sans cesse le réel et le vraisemblable. La vie rêvée de Walter Mitty pousse à son culmen ce cheminement visuel, rejouant habilement la trame de Blow Up (Michelangelo Antonioni, 1966) à travers la recherche d’une image manquante, une quête qu’il s’agira de dépasser afin de mieux saisir les opportunités offertes par la réalité. Cette mise en abyme, reconduite de film en film, inscrit le cinéma de Stiller à l’intérieur d’une période bien précise du cinéma américain.
Réfléchir la contemporanéité
Dans un article resté célèbre, Laurent Jullier définissait la pensée postmoderne comme « la conscience de venir après, mais une conscience joyeuse qui ne se double pas, comme chez les Modernes, d’une volonté de faire table rase du passé. »(1). Dans les années quatre-vingt, le cinéma américain multiplie les références à sa propre histoire. Il s’agit, comme le remarque Jullier, d’une prise de conscience de ce qui fut, mais à la différence du cinéma moderne des années soixante et soixante-dix qui cherchait à rompre avec les carcans narratifs et visuels du classicisme hollywoodien, le cinéma américain contemporain rend hommage (Tarantino en est peut-être le meilleur exemple), voire se sert de ces références pour discuter de l’évolution de son médium. C’est ce second cas qui nous intéresse ici. Chez Stiller, les citations sont nombreuses : l’intrigue de Tonnerre sous les tropiques emprunte à un certain nombre de films de guerre sur le Vietnam, Disjoncté multiplie les références à travers son personnage de téléspectateur invétéré, La vie rêvée de Walter Mitty est un remake de La vie secrète de Walter Mitty (The Secret Life of Walter Mitty, Norman Z. McLeod, 1947). Nous sommes en plein dans le cinéma « allusionniste » dont Noël Carroll énumère les caractéristiques comme suivant : « L’imitation complète de référents historiques cinématographiques ; l’insertion d’extraits classiques de nouveaux films ; la mention dans les dialogues de films et de cinéastes célèbres et, disons par euphémismes, non célèbres ; le jeu malicieux avec les titres sur les marquises de cinéma, les écrans de télévision, les affiches et les étagères présents au fond du cadre ; le remaniement de styles archaïques ; la mobilisation de personnages, de stéréotypes, d’ambiances et d’intrigues conventionnels, remis au goût du jour de façon transparente.»(2) L’oeuvre de Stiller rejoue continuellement le traditionnel schéma mélodramatique de la rencontre amoureuse précédant le conflit sentimental et la réconciliation heureuse (Tonnerre sous les tropiques, ne présentant aucune intrigue amoureuse, fait exception, tandis que Disjoncté offre une subtile variation du thème) ; néanmoins cette reprise se limite au champ du scénario.
Visuellement en effet, les références et les citations servent à discourir sur les transformations du cinéma, de sa production à sa distribution. Tous les films de Stiller confrontent le plan cinématographique à une image d’une autre nature : la vidéo dans Génération 90, la photographie dans La vie rêvée de Walter Mitty et Zoolander, la télévision dans Disjoncté, le numérique dans Tonnerre sous les tropiques. Ces rapports visuels sont divers : critiques dans Zoolander et Disjoncté (l’image photographique ou télévisuelle figurant une prison fantasmatique, un regard caméra tourné vers lui-même), nostalgique dans La vie rêvée de Walter Mitty (la photographie argentique métaphorisant un art ancien amené à disparaitre), réflexif dans Génération 90 (la vidéo offrant un nouveau point de vue, plus intimiste, sur le monde), ludique dans Tonnerre sous les tropiques (le dispositif crée par le réalisateur Damien Cockburn – Steve Coogan -, truffant la jungle vietnamienne de petites caméras lui permettant de capturer sur le vif les expressions de ses acteurs). Face à ses évolutions (Génération 90, Tonnerre sous les tropiques) ou ses modulations (Zoolander, Disjoncté), le cinéma finit par revenir au geste ancien (le tirage traditionnel des photographies argentiques dans Walter Mitty). Sur ce point, l’évolution de l’oeuvre de Stiller est logique, figurant le cheminement d’une pensée prenant pour objet le cinéma : ses débordements possibles (la séquence d’hypnose de Zoolander rejouant celle d’À cause d’un assassinat – The Parallax View, Alan J. Pakula, 1974 -, la folie du téléphage de Disjoncté), ses nouvelles possibilités (la concrétisation du rêve de la « caméra- stylo » d’Alexandre Astruc dans Génération 90, la création et la captation d’une vérité dramatique dans Tonnerre sous les tropiques), pour revenir à sa conviction première (la fameuse « fenêtre ouverte sur le monde » bazinienne que l’on retrouve dans La vie rêvée de Walter Mitty).
Le cinéma de Stiller permet alors de percevoir toute la complexité du cinéma américain contemporain, bien éloigné des simples étiquettes qu’on aimerait lui accoler. Loin de ne proposer qu’un recyclage systématique, le cinéma actuel défigure pour mieux reconstruire, réfléchit ce qui fut pour l’intégrer dans un propos visuel qui, sans chercher à dépasser les acquis du passé, invente de
nouveaux types d’images et de dispositifs. Ces derniers servent peut-être les mêmes récits, officient presque toujours au profit de registres binaires issus du classicisme ; cependant, rejouer ne signifie pas toujours (s’)oublier, le cinéma de Stiller (mais aussi celui de Joe Dante ou de James Cameron) nous racontant des histoires fondées sur et constituées d’images en mouvement, principale spécificité de ce médium fictionnel.
(1) « Des nouvelles du style posmoderne », Positif, n° 605-606, juillet-août 2011
(2) « The Future of Allusion : Hollywood in the Seventies (and Beyond) » in. Interpreting the Moving Image, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 241, cité et traduit par Frank Lafond, Joe Dante. L’art du je(u), Rouge Profond, Collection « Raccords », Pertuis, 2011, p. 33-34.