Ce mercredi 5 mars 2025 marque la sortie de Mickey 17, le nouveau film de Bong Joon-ho, suscitant une attente fébrile tant le réalisateur sud-coréen s’est imposé comme l’un des cinéastes majeurs du XXIe siècle. Connu pour son habileté à mêler les genres et à croquer avec une précision redoutable dans les travers de la société, Bong Joon-ho a bâti une filmographie où le politique se fond dans le spectacle, où la satire côtoie le drame le plus sombre. Parmi ses œuvres les plus marquantes, Memories of Murder (2003) occupe une place centrale. Inspiré d’une affaire criminelle réelle, ce film dépasse le cadre de la simple enquête policière pour dresser un portrait troublant de la Corée du Sud des années 1980, une époque marquée par la dictature militaire, la censure et la méfiance envers les institutions. À travers son esthétique, ses personnages ambigus et son mélange de burlesque et de tragédie, le film illustre les obsessions du cinéaste : le chaos social, l’échec des autorités et la mémoire collective hantée par des traumatismes irrésolus. Dès lors, il s’agit d’examiner comment Memories of Murder illustre la complexité du cinéma de Bong Joon-ho, à travers son mélange de genres, sa façon de traiter le pouvoir et la violence, ainsi que son approche de l’Histoire et de la mémoire coréennes.
I. Un film qui dépasse le genre policier
- Un anti-thriller : la déconstruction des codes du genre
« J’ai une relation complexe à ce qu’on appelle “le film de genre”. J’adore tout autant que je déteste. Je ressens une excitation à faire frissonner le public avec mais j’essaie en même temps de trahir ou de détruire ce que l’on espère y trouver. »
Cette déclaration de Bong Joon-ho résume parfaitement la manière dont Memories of Murder déjoue les attentes du spectateur. En apparence, le film adopte les codes du thriller : un trio d’enquêteurs, une série de meurtres, une traque obsessionnelle du coupable. Pourtant, Bong Joon-ho en fait un anti-thriller, privant le spectateur de la résolution cathartique propre au genre et exposant l’impuissance systémique des institutions.
Film fantastique, mélodrame, comédie, thriller, drame social, pamphlet politique… Voici les différents genres qui traversent Memories of Murder. Pourtant le cinéaste l’a répété à plusieurs reprises, il n’a pas cherché à « mélanger les genres ». La touche Bong Joon-ho est plutôt de manier différentes émotions. Le cinéaste dit qu’il s’est servi d’un concept coréen, « Hee/Lo/Aa/Lak », quatre caractères signifiant : « Joie/colère/tristesse/plaisir ». Il ajoute : « Dans Memories of Murder, ces quatre sentiments coexistent avec violence et rapidité. »
Ce détournement du thriller s’accompagne également d’un refus du spectaculaire. Les meurtres ne sont jamais filmés frontalement : ce ne sont pas des scènes d’action haletantes, mais des absences, des silences lourds de menace. Le spectateur, tout comme les enquêteurs, est condamné à l’incertitude. Cette approche anti-thriller s’incarne aussi dans le choix du protagoniste : Park Doo-man n’a rien d’un détective brillant. Il se fie à son instinct, croit pouvoir reconnaître un criminel en le regardant dans les yeux, et se retrouve sans cesse humilié par ses erreurs. À travers lui, Bong Joon-ho tourne en dérision le fantasme du détective infaillible, omniprésent dans le cinéma policier.
- L’art du piksari : un burlesque qui dérange
Bong Joon-ho ne se contente pas d’installer un climat pesant : il le dynamite de l’intérieur en y injectant une forme d’humour absurde, parfois dérangeante. Ce mélange de tons, typique de son cinéma, s’appuie notamment sur une technique bien connue du théâtre coréen traditionnel : le piksari. Antoine Gaudin, enseignant-chercheur en cinéma/audiovisuel à la Sorbonne, le définit comme « une interjection argotique marquant la survenue d’un événement saugrenu au sein d’un mécanisme prévisible et bien huilé. Il est revendiqué par Bong Joon-ho lui-même comme un élément clé de la composition de ses films. Il lui sert à désigner l’irruption d’une soudaine dimension comique et absurde à l’intérieur de séquences a priori inscrites dans une tonalité émotionnelle dramatique, ou à l’inverse d’un élément de pathos inattendu dans une scène a priori dévolue au registre de la comédie »1.
L’enquête, censée être menée avec rigueur et méthode, se transforme ainsi en un ballet burlesque où les policiers passent plus de temps à se battre entre eux qu’à attraper le tueur. L’autre détective Cho Yong-koo, adepte du coup de pied sauté en guise d’interrogatoire, incarne à lui seul cette absurdité. Ses agressions incessantes, d’abord risibles, deviennent progressivement glaçantes, révélant une violence institutionnalisée dont personne ne semble remettre en question la légitimité.
Loin d’être un simple contrepoint humoristique, ce burlesque joue un rôle essentiel dans la construction de la tension dramatique. En alternant comédie et tragédie, Bong Joon-ho maintient le spectateur dans un état de déséquilibre constant, où le rire se fige brutalement face à la montée progressive de l’horreur. L’un des moments les plus marquants du film illustre parfaitement cette ambiguïté : les policiers assistent à l’autopsie du corps d’une des victimes, dans une scène particulièrement dérangeante et visuellement crue, et la première image de la scène d’après montre un gros plan sur un plat de viande que les trois enquêteurs se partagent. Cette juxtaposition de l’horreur et de la banalité – où le corps de la victime est finalement directement comparé à un morceau de viande – souligne non seulement l’échec de l’enquête, mais aussi le malaise plus large dans la société coréenne, où les signes de la violence sont invisibilisés et banalisés. Antoine Gaudin conclut ainsi : « on comprend que ce qui rend précieux la forme piksari du cinéma de Bong Joon-ho, c’est qu’elle ne cherche pas plus à susciter l’indignation « clef-en-main » qu’une réception cynique au « second degré » de l’histoire montrée. Bien plutôt, ce qui est visé, c’est une idée sensible de l’ambivalence morale des affaires humaines – et, au-delà, de l’absurdité chaotique du monde. »2
II. Memories of Murder : échec des institutions et mémoire d’un pays meurtri
- Une police dépassée : entre incompétence et brutalité institutionnalisée
Dans Memories of Murder, l’enquête policière ne repose ni sur la déduction méthodique ni sur la rigueur scientifique. Elle est marquée par l’approximation, l’amateurisme et la violence, transformant la quête de vérité en un engrenage absurde et inefficace. Dans une interview consacrée à Memories of Murder, Bong Joon-ho dit : « ils étaient incompétents et en même temps, leurs moyens, à cause de l’époque, étaient très limités. On n’était pas capable de pratiquer des tests ADN en Corée et il fallait les envoyer à l’étranger. On avait pourtant tout l’équipement nécessaire mais il était réquisitionné pour des affaires de douane. Pendant la période des meurtres, la Corée imposait des exercices de défense civile, et en particulier des black-outs. C’était horrible de penser que ces femmes étaient mortes dans le noir à cause de ces exercices qui monopolisaient la police. Ma colère était très profonde. »
Bong Joon-ho dresse donc un portrait accablant des institutions policières coréennes, gangrenées par des méthodes archaïques et une profonde incompétence. Le film est inspiré d’un fait divers bien réel : les meurtres en série de Hwaseong (1986-1991), restés irrésolus jusqu’en 2019.
Cette incompétence policière ne se limite pas à quelques individus mal formés : elle reflète un dysfonctionnement systémique. Dans le film, l’enquête ne vise pas réellement à établir la vérité, mais à désigner un coupable pour boucler rapidement l’affaire. Les suspects sont brutalisés jusqu’à la reddition, les preuves sont manipulées, et les enquêteurs s’accrochent à la moindre piste, aussi infondée soit-elle. Cette obsession de l’aveu forcé plutôt que de la preuve tangible montre une institution incapable de remplir son rôle, préférant préserver les apparences plutôt que de rendre justice.
- Un État autoritaire qui entrave la justice
L’impuissance des enquêteurs résonne profondément, en raison de son ancrage dans un climat politique oppressant. En 1986, la Corée du Sud est encore sous la coupe de la dictature militaire de Chun Doo-hwan. Dictature dont Bong Joon-ho nous laisse quelques aperçus discrets dans sa mise en scène : l’emblème de la République de Corée, son drapeau et le portrait de son dirigeant trônent au milieu du commissariat, rappelant en permanence la mainmise du pouvoir sur les institutions. Derrière l’image d’un pays en voie de modernisation, porté par une croissance fulgurante et la préparation des Jeux olympiques de Séoul, se cache une réalité bien plus sombre : le gouvernement réprime les mouvements étudiants, impose la censure et cultive un climat de peur.
Cette logique s’inscrit dans la « politique des trois S » – Sport, Sex, Screen – qui, selon le régime, devait détourner l’attention du peuple en l’abrutissant de divertissements. Mais peut-on vraiment détourner les yeux lorsqu’un tueur en série rôde dans l’ombre ? Bong Joon-ho joue de cette contradiction en filmant une enquête qui piétine, alors que la société coréenne, elle, voudrait avancer à marche forcée vers la modernité.
- Une enquête hantée par les fantômes de l’Histoire
L’impasse du film n’est pas seulement liée à l’enquête elle-même ; elle reflète un traumatisme national, celui d’une société incapable de regarder son passé en face. Les meurtres de Hwaseong, bien qu’étant au cœur du film, sont aussi symboliques d’une histoire plus vaste de violences et de répressions en Corée du Sud. Le film sous-entend en toile de fond le massacre de Gwangju en 1980, où l’armée avait écrasé un soulèvement pro-démocratique. A cette époque, Bong Joon-ho n’a que dix ans. Il passe toute son adolescence sous la dictature, n’ayant accès qu’à une culture nationale verrouillée où aucune voix contestataire n’était permise, sous peine d’incarcération.
Bien que jamais mentionné explicitement, cet événement plane sur le film, tant par la violence systématique exercée par les autorités que par la méfiance omniprésente de la population envers l’État.
De même, la mémoire et l’oubli sont des thèmes récurrents dans Memories of Murder, jusque dans le titre du film. Les témoins ont souvent des souvenirs flous ou contradictoires, les preuves s’évaporent, et même les policiers, au fil du temps, commencent à douter de la véracité de leurs perceptions. Cette confusion permanente traduit la difficulté d’une société à se confronter à ses propres traumatismes. Ainsi, « cette évocation de tous les assassins possibles suggère à son tour la dimension collective de la faute portée par toute une société dont la violence, la corruption et la désorganisation permettent au crime de prospérer impunément ».3
III. Une mise en scène au service d’une tension permanente
- Un jeu de « fils » narratifs
La structure du film est caractérisée par des détours, des reprises et une accumulation de fausses pistes. À chaque indice découvert, un fil se tisse, mais il se brise toujours avant de mener à une conclusion claire, plongeant personnages et spectateurs dans un chaos croissant.
Ce procédé fait écho à des classiques du cinéma coréen, comme La Servante (1960) de Kim Ki-young, dans lequel la tension croissante s’épanouit dans une conclusion inéluctable, tragique et sans issue. Bong, lui-même, a d’ailleurs cité cette influence, relevant l’impact du film sur sa manière de générer une atmosphère de malaise en ne laissant aucune porte de sortie. Hélène Valmary, maître de conférences en études cinématographiques à l’Université de Caen, explique : « ce motif des fils que l’on tire, que l’on retourne, que l’on fait se croiser au sein d’une structure, est bien figuré chez Bong Joon-ho et chez Kim Ki-Young, le réalisateur qu’il présente comme son mentor : dans le générique de début de La Servante […], les enfants du couple, comme plus tard chez Bong Joon-ho, les deux enquêteurs sur le bord de la route pendant que leurs collègues battent la campagne à la recherche d’un cadavre dans Memories of Murder, jouent au jeu de la ficelle. Ce jeu consiste à dessiner une figure avec un fil tendu et entremêlé entre les doigts des deux mains avant que le partenaire ne glisse ses propres mains à l’intérieur ou l’extérieur, ne se saisisse lui-même de ses fils pour les ôter des mains de l’autre en faisant une figure différente à chaque fois. Et ainsi de suite. On pourrait voir dans ce jeu des fils qui s’entrecroisent, s’entremêlent, un motif structurant du cinéma de Bong Joon-ho ».4
Dans Memories of Murder, cette impasse structurelle s’incarne dans la répétition. Les scènes d’enquête se succèdent, souvent à l’identique, que ce soit les interrogatoires infructueux ou les investigations qui tournent en rond. Le motif du « fil » évoque une boucle interminable : le film est construit comme un labyrinthe, où chaque sortie est une illusion. Chaque étape semble une progression, mais elle ne mène qu’à une nouvelle impasse.
- Un chaos savamment orchestré
La maîtrise du ton et de la mise en scène est sans doute l’une des grandes forces de Memories of Murder. Bong Joon-ho ne se contente pas de raconter une enquête : il plonge son spectateur au cœur d’un engrenage où chaque élément, qu’il soit visuel, sonore ou narratif, contribue à renforcer la sensation d’impuissance et de désordre.
Dès les premières images, Memories of Murder impose un cadre visuel d’une force remarquable. Le film s’ouvre sur un paysage à la fois banal et inquiétant : une rizière baignée de lumière dorée, où le détective Park Doo-man se fraie un chemin entre les herbes hautes pour rejoindre le corps sans vie d’une jeune femme. L’instant semble suspendu, presque irréel. Et pourtant, tout ici transpire le réel : les herbes sèches, la poussière qui s’accroche aux vêtements, le poids écrasant de la chaleur.
Bong Joon-ho filme ces meurtres comme des blessures infligées à une terre elle-même marquée par l’Histoire. Le paysage devient un personnage à part entière, imprégné de la mémoire des crimes qu’il a abrités. La pluie incessante, les champs noyés dans l’obscurité, la lumière blafarde des lampadaires : tout concourt à créer une sensation d’étouffement, comme si l’univers lui-même conspirait à brouiller les pistes.
Cette imbrication entre le réel et le symbolique n’est pas anodine. Bong Joon-ho, avant le tournage, fait bénir le plateau par un chaman afin de conjurer le mauvais sort. Cette anecdote illustre bien la manière dont le film oscille entre une approche presque documentaire et une dimension mystique, où le mal semble flotter dans l’air. À bien des égards, l’esthétique du film rappelle celle des grands thrillers fantastiques asiatiques du début des années 2000, de Cure de Kiyoshi Kurosawa à The Eye des frères Pang. Ici, cependant, le surnaturel ne s’incarne pas dans des apparitions spectrales, mais dans l’angoisse diffuse d’une vérité insaisissable.
Le choix des cadres dans Memories of Murder, souvent obstrués par des éléments du décor, reflète cette idée : les personnages sont filmés à travers des fenêtres, des grillages, des rideaux de pluie qui semblent sans cesse les emprisonner. Les mouvements de caméra, tantôt fluides, tantôt brusquement saccadés, épousent leur confusion et leur frustration.
La colorimétrie n’est pas non plus choisie au hasard. Pensons à la scène du leurre, où une collègue des trois inspecteurs de police se déguise en civile pour passer pour une victime potentielle auprès du tueur. Son long manteau rouge, qui contraste brusquement avec les tonalités froides (bleu, vert, gris) qui dominent le reste du film, évoque immédiatement l’image du Petit Chaperon Rouge, figure d’innocence traquée par un prédateur invisible. Ce choix chromatique n’est pas anodin : il attire l’attention du spectateur et confère à la scène une dimension presque mythologique, accentuant la vulnérabilité de la jeune femme dans un environnement hostile. Cette scène encapsule à elle seule toute l’essence du film : une victime livrée à elle-même dans une atmosphère oppressante, un danger omniprésent et des policiers impuissants, condamnés à l’échec face à une menace insaisissable.
Le regard final de l’inspecteur Park Doo-man, face à la caméra, vient couronner tout ce qui a été mis en place dans le film. Après des années à chercher, à errer dans cette enquête sans fin, il revient sur les lieux du crime, seul, avec ce regard qui cherche encore, désespérément, une réponse. Puis, brusquement, il tourne les yeux vers la caméra. Ce dernier regard est ouvert à l’interprétation : regarde-t-il le tueur qui pourrait être dans la salle ? Se regarde-t-il lui-même, cherchant à comprendre son propre échec ? Ou nous regarde-t-il, comme pour souligner que le passé ne peut être effacé, que nous aussi, en tant que spectateurs, sommes impliqués dans cette mémoire collective et tragique ?
L’ambiguïté de Memories of Murder réside dans cette tension entre désespoir et conscience historique, cette lutte entre le désir de justice et l’impossibilité de la saisir. À travers ses personnages et l’enquête sans fin, Bong Joon-ho dépeint une société qui, après avoir été dévastée par des traumatismes collectifs, semble s’enfermer dans un cycle de non-dits et de répression. Le film nous laisse face à l’angoisse d’un crime sans coupable, mais aussi d’un pays qui, à force de se tourner vers l’avenir, choisit parfois de se défaire de son passé. Pourtant, le message n’est pas totalement nihiliste. En révélant l’échec de ses personnages à appréhender une vérité qui leur échappe, le film invite surtout à ne pas accepter cette fatalité. Il nous incite à ne pas laisser les blessures s’effacer dans l’oubli, comme le montre la réouverture de l’affaire en 2019, après plus de quinze ans.
Memories of Murder demeure une œuvre profondément enracinée dans son époque et son contexte politique, un cri de révolte face à l’injustice et à la corruption. Mais cette quête de vérité, aussi douloureuse soit-elle, semble de plus en plus absente dans les récentes productions de Bong Joon-ho. À travers des œuvres comme Mickey 17, son cinéma semble désormais s’éloigner de ces préoccupations pour se diriger vers des territoires plus fantastiques, presque déconnectés des réalités sociales qui ont nourri ses films précédents. Une évolution fascinante, certes, mais qui laisse aussi planer une question : à mesure que le réalisateur semble vouloir explorer de nouveaux horizons, ne risque-t-il pas de perdre de vue la force de son message social et politique d’origine ?