Comme une réponse de soi à soi-même. Le Locataire (1976) de Roman Polanski fait écho à son Rosemary’s Baby américain de 1968. Le scénario que Gérard Brach et le cinéaste adaptent du roman de Roland Topor (Le locataire chimérique, publié en 1964) retrouve les thèmes qui firent mouche, huit ans auparavant, en outre-Atlantique : l’isolement d’un personnage (Trelkovsky (Roman Polanski)) à l’intérieur de l’espace clos d’un appartement, propice à une paranoïa introspective prenant pour source l’étrangeté du monde qui gravite autour d’un univers proprement subjectif. Alors qu’Halloween a pris fin, votre Mag Cinéma s’est dit que prolonger de quelques jours la fête des morts pouvait s’avérer intéressant. Dont acte avec ce film à l’étrange poésie.
Un quotidien fantastique
Trelkovsky emménage dans un appartement parisien après que Simone Choule, l’ancienne locataire, se soit défenestrée. Dans un état critique, la jeune-femme meurt quelques heures après que Trelkovsky se soit rendu à son chevet pour pouvoir mettre un visage sur sa prédécesseur. Échec car la victime est enrubannée de bandages, mais réussite car le héros rencontre Stella (Isabelle Adjani), amie de la suicidée qui charme le polonais naturalisé français. Les premiers jours passés dans l’appartement tournent rapidement à la catastrophe. Une seule chose obsède le voisinage : le bruit. D’abord mis en garde, puis réprimandé par le propriétaire sous l’œil inquisiteur de la concierge, Trelkovsky suspecte bientôt son voisinage de fomenter un complot dont il serait la cible. Poussé à bout, les questions se multiplient dans l’esprit du héros et du spectateur : pourquoi le patron de bistrot tient-il absolument à ce que Trelkvosky consomme la même boisson et les mêmes cigarettes que Simone Choule ? Pourquoi chaque résident de l’immeuble se tient-il immobile pendant plusieurs minutes de la nuit dans les toilettes communes ? Pourquoi une dent est-elle cachée dans un trou de mur ? Pourquoi le propriétaire se montre-t-il si réticent à l’idée que Trelkovsky puisse avertir la police du cambriolage commis dans son appartement ? Trelkovsky fantasme des comportements véhéments, des évènements traumatiques qui n’ont peut-être jamais eu lieu. Comme Rosemary entendait des bruits étranges chez ses voisins, le nouveau personnage de Polanski maintient son imagination active pour pallier des interrogations sans réponses.
Chez Polanski, le fantastique naît dans le commun et se développe dans le trivial. Le commun : acheter un appartement ; le trivial : excréments laissés devant les portes de l’immeuble par une voisine martyrisée, une canine arrachée retrouvée cachée dans un mur, travestissement du héros replaçant ses bas et ajustant sa perruque. Les fantasmes de Trelkovsky comblent les béances laissées par le banal. Déjà Rosemary répondait à sa grossesse et à son nouveau statut familial par des projections malades et diaboliques. Et si ces pensées se matérialisent, c’est que le réel est réceptacle idéal à de tels épanchements cauchemardesques. Hier la société huppée et intrusive de Manhattan, aujourd’hui les visages monstrueux de la France quotidienne. Trelkovsky est autant effrayé par les images de son imagination que par le comportement de son collègue de travail, rudoyant son voisin sans raison sinon celle d’assurer sa virilité aux yeux de son ami. La photographie de Sven Nykvist, les décors de Pierre Guffroy, passent du naturalisme le plus cru à l’onirisme le plus fabuleux (les éléments de la chambre agrandis aux dimensions du cauchemar) ; de même que la musique composée par Philippe Sarde se nourrit d’un soubassement angoissant faisant entendre les relents d’une plainte intérieure.
Rencontrer l’autre
Mais à quoi fait face Trelkovsky ? À sa propre image que reflètent les multiples miroirs qui composent son environnement. Le visage couvert de bandages de Simone Choule convoquait le matriciel : une surface blanche, infigurée, qui attendait les traits de Trelkovsky pour (re)vivre et être à nouveau habitée. À la recherche de soi, le héros s’imagine autre, ou plutôt (et la chose est plus belle encore), imagine que les autres le fantasme autre. Conforme au paranoïaque, Trelkovsky accuse son voisinage d’être la source de son mal-être. Tout le conforte dans sa position, comme Rosemary croyait réellement (et à raison) que sa haine maternelle tenait d’une cause surnaturelle. La culpabilité (profiter d’un suicide pour obtenir un appartement ; remettre en question sa maternité) produit un invraisemblable digne de la Méthode paranoïaque-critique de Salvador Dali : une production née d’un systématisme délirant. Les éléments apparaîtront de manière sérielle, récusant tout aléa et coïncidence : séries de lampadaires lorsque Trelkovsky est ramené dans son appartement, éternel retour d’un visage qui se substitue aux autres, résurgence d’une position menaçante insinuée par la contre-plongée et le grand angle qui déforment la scénographie du réel.
Polanski s’intéresse en fait à l’entre-deux, au moment où l’esprit erre dans les tréfonds productifs de l’incertitude. La folie a ses raisons que la raison ferait mieux d’ignorer mais dont elle ne peut totalement se détourner. Les héros de Polanski réfléchissent et se ressaisissent, résurgences partielles de la conscience qui rendent leur chute plus délicieuse encore. La réponse n’est jamais à chercher ailleurs mais toujours en soi, dans les cavités les plus sombres de l’esprit et de l’organisme (les entrailles de Rosemary, la bouche de Trelkovsky) ; comme l’horreur peut naître partout, dans le lieu commun, sur la surface d’un visage bien connu (le mari de Rosemary, les collègues et les voisins de Trelkovsky). Polanski ne donne pas une raison politique aux pérégrinations mentales de ses personnages (à l’inverse des thrillers américains des années soixante-dix) mais une réponse plus atroce car humaine, trop humaine.
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