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La petite dernière : idéal d’émancipation, identité relationnelle et amour indicible (Le Nous et l’absence du Je)

En apparence proche du cinéma social, tel qu’il s’est imposé de Ken Loach aux frères Dardenne, La petite dernière de Hafsia Herzi s’en distingue néanmoins par un refus net de ses formes et de sa grammaire la plus codifiée. En convoquant les figures familières du drame traditionnel – enfant d’une famille modeste issue de l’immigration, pieuse et lesbienne projetée dans un monde hostile à ses orientations pour le moins contradictoires –, l’œuvre en explore les tensions sans jamais s’y laisser enfermer. La petite dernière semble, de surcroît, venir nourrir en filigrane, tout en composant sur une sobriété formelle qui se distingue d’un naturalisme tapageur et rebattu, une réflexion plus générale sur l’idéal d’émancipation et la construction de l’identité.

Le film s’ouvre sur la banalité apparente d’un quotidien de banlieue : celui de Fatima, adolescente indolente, polarisée entre la cellule familiale et les murs de son lycée – deux microcosmes dont l’importante densité renverra ostensiblement et graduellement à la solitude de Fatima. Derrière l’aménité domestique et la ferveur des liens affectifs affleure rapidement une tension latente, un ensemble de non-dits qui habitent les silences de sa protagoniste. Fatima apparaît comme une personne taciturne, traversant les interstices sociaux d’un pas presque distrait. Son mutisme, pourtant, ne relève pas tout à fait du manque ; il traduit une attention au monde. Tandis que les us dramatiques — de la tragédie classique aux formes contemporaines les plus cathartiques du cinéma social — ont souvent érigé le débordement émotionnel en lieu privilégié du tragique, Hafsia Herzi en déplace radicalement la logique : le tragique ne s’y résout plus dans l’explosion des affects, mais s’éprouve dans le silence, pensé non comme un repli intérieur, mais comme un espace relationnel d’ouverture à l’autre. Ainsi, dans son cinéma, l’émancipation naît moins du discours que de cette capacité à être affectée, à se transformer au contact des autres, à se laisser déplacer par le réel.

Lorsqu’elle entre à la fac, Fatima se trouve soudain confrontée à un nouveau monde : un ensemble de nouvelles géographies contribuant à recomposer son architecture émotionnelle – l’urbanité du Paris intra-muros, la fête, les amitiés de la fac de philo, autant de lieux où son corps est conduit à se mouvoir autrement et où son regard peut puiser une inspiration insatiable. Le cadre familial, jusque-là structurant, s’efface au profit d’une diversité sociale qui la désoriente autant qu’elle alimente une curiosité bouvierienne1. S’ouvre alors véritablement, pour la première fois, la question de son désir. Son attirance pour les femmes, d’abord tacite, affleure par touches, comme un sentiment qu’elle perçoit sans parvenir à l’expliciter. Lors de l’unique scène festive, un instant suspendu cristallise ce qui semble relever d’une découverte : dans un plan rapproché assez évocateur, Fatima demeure silencieuse en observant un couple de femmes s’embrasser. Son regard, ni voyeur ni fasciné, traduit plutôt une forme de béatitude, une perception émerveillée d’une réalité faisant écho à sa propre intériorité. Ce moment de stupeur tranquille, presque illusoire, illustre parfaitement comment pour Herzi le réel s’immisce dans une autre dimension : celle où l’identité n’est pas nommée, mais sentie et vécue.

De l’importance de la médiation à l’Autre

Dans cette perspective, par le truchement des plans rapprochés et l’attention portée aux regards – motifs familiers du cinéma d’Abdellatif KechicheHerzi parvient à révéler les fragilités de ses personnages sans jamais les formuler explicitement. Le visage de Fatima devient ainsi un espace de lecture où s’inscrivent les tensions latentes du monde : elle observe, interroge, cherche à saisir les contradictions de ce qui l’entoure, non par révolte mais par curiosité lucide. C’est au fil de cette posture d’observation que se façonne sa conscience de soi — une conscience en-soi, que seule l’expérience partagée peut faire advenir en conscience pour-soi, pour reprendre la distinction marxienne2. L’Autre n’est pas ici un obstacle ou un miroir, mais une médiation nécessaire : c’est à travers lui que Fatima apprend à donner sens à sa propre douleur. Son aventure rapidement avortée avec Ji-Na, jeune infirmière rencontrée lors de son passage à l’hôpital, offre d’ailleurs au personnage interprété par Nadia Melliti l’occasion de comprendre à quel point la souffrance dépasse la seule signification que lui attribue l’individu isolé – révélant qu’elle n’est pas, ou du moins plus, seule à souffrir légitimement. Le film rappelle ainsi, avec une douceur rare, que si la psyché demeure singulière, les affects, eux, circulent — ils se révèlent ainsi, comme l’avait noté Roland Barthes au sujet de l’angoisse d’amour, déjà partagés3.

En sus de ce rapport à la médiation, Herzi, décide notamment d’investir la question de l’émancipation – idéal explicitement formulé, de manière peut-être un peu trop emphatique, lors d’une scène où un professeur de philosophie à l’université invoque La Boétie. Là où un certain imaginaire contemporain de l’émancipation fait reposer la libération sur l’auto-affirmation, la clairvoyance subjective et la revendication identitaire, La petite dernière propose, a contrario, une lecture bien différente. Ici, l’émancipation ne procède ni d’un investissement narcissique du « Moi », ni d’une accumulation d’oppressions converties en titre de pureté politique. L’architecture sociale du récit montre qu’elle naît, au contraire, de la relation, de la co-construction avec l’autre, de ce mouvement constant où l’individu se fabrique dans son rapport au monde plutôt que dans l’affirmation de soi contre lui. Fatima ne cherche ainsi jamais à devenir un sujet « pur » ou exemplaire ; elle n’extrait pas sa légitimité d’un catalogue de blessures capitalisées symboliquement. Ses identités, enfin, ne se superposent pas comme des strates figées ; elles se modulent, se transforment au rythme des contextes qu’elle habite, des liens qu’elle tisse et des désirs protéiformes qui la traversent.

Interdépendance des relations et modernité néolibérale

La façon dont La petite dernièredéploie l’architecture affective de sa protagoniste, sensiblement différente de celle esquissée par le livre de Fatima Daas4, semble rejoindre une critique fondamentale de la modernité néolibérale formulée par Eva Illouz5 : celle de l’illusion selon laquelle la liberté procèderait nécessairement d’une subjectivité transparente à elle-même. En refusant de recourir trop facilement au schème de la victimisation, Herzi renverse, en effet, cette perspective en présentant l’émancipation comme un processus relationnel qui s’éprouve dans la contradiction6, plutôt que comme un projet purement introspectif – projet que le sujet économico-sexuel moderne, selon Illouz, vit d’ailleurs fréquemment comme une incertitude ontologique, une hésitation constitutive quant à la consistance même du soi. De là naît l’une des véritables vertus politiques du film : sans nier les formes de domination qui traversent l’existence de Fatima, il refuse de faire de cette dernière le symbole d’une oppression « systémique ». Il semble même répondre, en creux, à un imaginaire politique contemporain aujourd’hui dominant, où l’énonciation de sa propre oppression constitue presque un préalable à toute existence politique. Ainsi, le personnage de Fatima se soustrait-il à cette logique libertaire néolibérale où la revendication identitaire du sujet se voit transformée en ressource politique et où la blessure exposée devient le cœur d’une légitimité morale.

Les thématiques politiques soulevées par le récit semblent, de surcroît, résonner avec les réserves formulées par Robert Miles ou Nancy Fraser à l’égard des catégories épistémiques qui tendent à réduire la complexité du social à un jeu de positions identitaires figées7. Leur critique vise moins à nier l’existence de formes structurelles de discrimination qu’à rappeler que les acteurs sociaux doivent être appréhendés dans l’épaisseur de leurs appartenances, de leurs pratiques et des interactions qui les façonnent. La petite dernière, en offrant un modèle narratif attentif aux dispositions plutôt qu’à l’injonction normative, propose ainsi une mise en scène presque exemplaire de cette complexité. La vie sociale de Fatima excède systématiquement les cadres dans lesquels on voudrait l’enfermer. Cette dernière ne théorise ni son oppression ni ses blessures, et ne convertit pas son vécu en capital symbolique – ce qui constitue l’un des déplacements les plus significatifs du film par rapport au cadre contemporain d’une subjectivité souvent sommée de se légitimer par l’énonciation de sa vulnérabilité. Au contraire, l’émancipation n’y prend jamais la forme d’une purification identitaire, encore moins celle d’une mise en récit « performée ». Elle ne procède pas d’un projet, mais d’un processus relationnel, traversé de frictions et d’interdépendances.

Amour indicible

Certaines des scènes les plus marquantes prennent ainsi forme là où la parole se retire des interactions pourtant décisives. Les silences qui habitent Fatima relèvent moins d’un manque que d’une économie de l’inexprimable, proche de cet espace « hors du langage », cher à Duras, où se logent les affects les plus irréductibles8. Fatima avance ainsi comme ces figures durassiennes dont l’intériorité, trop dense, ne trouve pas de mots adéquats pour être nommée. Dans une scène particulièrement saisissante, lorsque Fatima fait face à sa mère, la réalisatrice fait apparaître, par le biais d’un plan rapproché particulièrement bien mené, un visage traversé d’émotions que rien ne vient expliciter. Le silence ne procède pas ici d’un refus, mais d’une forme d’incapacité à dire – un moment où, en écho à La Douleur, la blessure de l’amour dépasse toute possibilité de formulation. Ce mutisme ne traduit aucunement un repli : il permet, au contraire, une manière d’habiter le monde sans passer par l’auto-commentaire affadi auquel la subjectivité contemporaine semble souvent sommée de se plier. En filmant le silence comme une forme d’agency – presque comme une politique du sensible – Herzi suggère que la profondeur ne réside ni dans la transparence de soi ni dans sa mise en scène, mais dans l’opacité féconde des relations.

En maintenant, jusqu’à son terme, l’absence de toute résolution conclusive, La petite dernière réinscrit la subjectivité amoureuse dans un espace de devenir, plutôt que dans un modèle narratif de réparation ou de reconnaissance morale. Une puissance paradigmatique émerge précisément de cette brèche, cet interstice fragile où se tissent les rencontres et les attentions silencieuses, rappelant que l’émancipation, au même titre que l’amour, s’éprouve prioritairement dans la dissolution partielle du « je » au profit d’un « nous » fragile, transitoire, mais fondateur – brèche entrouverte par le social, où l’on cesse d’exister contre le monde pour commencer à exister avec lui.

  1. « En effet, le “regard de l’autre” comprend simultanément l’autre que Nicolas Bouvier regarde et lui-même, étranger qui est regardé, c’est-à-dire qui est objet du regard de l’autre » In : LENIA, Marques, « Gestes et visages. Nicolas Bouvier et le regard de l’autre », Carnets, 2011, p. 248. ↩︎
  2. MARX, Karl, Misère de la philosophie : réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon, Allemagne, BoD, 2020, 194 p. ↩︎
  3. BARTHES, Roland, Fragments d’un discours amoureux, France, Editions du Seuil, 1977, 288 p. ↩︎
  4. DAAS, Fatima, La petite dernière, France, Libella, 2020, 186 p. ↩︎
  5. ILLOUZ, Eva, La fin de l’amour : enquête sur un désarroi contemporain, France, Seuil, 2020, 416 p. ↩︎
  6. Voir : SEVE, Lucien, Marxisme et théorie de la personnalité, France, Éditions sociales, 1969, 509 p. ↩︎
  7. MILES, Robert, Racism After ‘race Relations’, Royaume-Uni, Routledge, 1993, 243 p. ; FRASER, Nancy, Justice Interruptus: Critical Reflections on the « postsocialist » Condition, Royaume-Uni, Routledge, 1997, 241 p. ↩︎
  8. DURAS, Marguerite, La Douleur, Paris, P.O.L, 1985, 149 p.* ↩︎

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