« Tout film est un documentaire sur son tournage. » disait Rohmer. « Tout film porte la trace de la rencontre qui la fait naître, heureuse ou malheureuse, celle entre un cinéaste et ses interprètes. » Ainsi commence le dernier ouvrage de Jérôme D’Estais, auteur, critique de cinéma, et lauréat du prix Transfuge du meilleur livre de cinéma 2021 pour La petite géographie réinventée de Leos Carax.
Rares sont les textes sur le cinéma, y compris les critiques, qui analysent l’envers du décor, en attribuant une attention particulière aux conditions de travail des acteur.rice.s. Encore plus rares, ceux qui explorent leurs expériences vécues pendant le tournage et les rapports du pouvoir instaurés sur le plateau. Aussi, souvent au moment de la promotion des films, les collaborateurs parlent du plaisir qu’ils ont eu à travailler ensemble, se remercient rétrospectivement, évitent surtout de briser l’ambiance positive autour du film en évoquant les mésententes survenues et les traumatismes vécus pendant le travail.
Dans 50 éclats de cinéma, publié chez MAREST éditeur, Jérôme D’Estais touche à un sujet sensible, fait le choix d’une approche singulière. A travers 46 textes, relativement courts, mais particulièrement documentés, il raconte la lutte des acteur.rice.s pour trouver leur place, pour remettre en question l’autorité des cinéastes, pour survivre à certaines modalités imposées par la production. Cet ouvrage n’est donc pas un essai critique mais un livre d’histoire du cinéma (français), celle des tournages plutôt que celle des films, porté par un point de vue original, et polémique. Polémique parce qu’il prend la position de défendre des personnes en position de domination dans l’industrie cinématographique, et en fait, en quelque sorte, une dénonciation. Aussi parce que l’auteur considère la relation cinéaste/interprète comme un rapport complexe, naturellement conflictuel. Loin de l’image glamour des stars, le livre dessine le portrait fragile des humains qui font ce métier, et qui revendiquent leur part de création dans une œuvre. Imaginer l’équipe de tournage comme un organisme vivant, dans lequel toute interaction humaine marque le destin du film, prôner cette idée que l’évènement passé derrière la caméra détient la même importance que ce qui s’est passé devant, et que les deux sont indistincts, s’avère le pari gagné du livre.
« Lorsque Dutronc est récompensé aux Césars, devant un Pialat snobé malgré ses douze nominations, ce dernier semble ne plus pouvoir s’arrêter: « Quand Dutronc descend du train , dans la première scène, Van Gogh est mort. » déclare-t-il, poussant Françoise Hardy, dans un restaurant, à s’agenouiller devant lui pour lui demander d’arrêter de dire du mal du comédien. » – page 94
« Il n’y a pas de répétitions et le cinéaste ne tourne la plupart du temps qu’un prise, plongé dans le scénario dont il suit les dialogues, assis au pied de la caméra, au plus près des acteurs. S’il ne les dirige pas, Eustache impose néanmoins un sentiment d’urgence, une tension extrême, une autre » forme de direction », selon l’actrice, qui le qualifie de « chiant, sans humour ». Il se disait des choses graves et ça rejaillissait sur tout le monde, témoigne Luc Béraud, quand Pierre Lhomme parle, lui, de sadisme de la part d’Eustache, une première dans la carrière du directeur de la photographie. De son coté, Françoise Lebrun décrit une arène à l’intérieur de laquelle, épaulée par Pierre Lafont/Jean-Pierre Léaud: « J’ai loupé Bernadette, je ne sais pas pourquoi. Elle a dit après d’Eustache qu’il était un grand directeur d’acteurs: « Il dirigerait une chaise, regardez Françoise Lebrun… » Merci! » – page 124
« Sur Maison de poupée[adaptation d’Henrik Ibsen], l’actrice strasbergienne[Delphine Seyrig] tentant de comprendre son personnage, à partir du scénario, de la pièce et de la reconstitution de son parcours, est devenue une militante remettant en cause la hiérarchie, la place du réalisateur face à celle des techniciens et de l’acteur, une féministe réfléchissant au statut de de l’actrice qui se heurte de plus en plus souvent aux cinéastes hommes, comme avec Harry Kumel sur le tournage des Lèvres rouges: « Je me sens automatiquement impressionnée par la connaissance qu’ont les hommes de la technique cinématographique.[…] Cela place les choses sur le plan de la séduction pour moi, de l’effort de séduire. Secrètement, je me rebelle contre ça et le résultat est toujours… grinçant. » – page 210
Les anecdotes évoquées dans le livre sont non seulement détaillées, mais aussi analysées. Le film choisi pour le titre de chaque chapitre n’est souvent qu’une idée de départ: à travers une écriture libre, nous voyageons dans le temps, revenons sur la filmographie des acteur.rice.s en long et en large, nous apprêtons à découvrir d’autres films, à mettre les carrières dans un autre contexte.
Nous avons eu le plaisir de rencontrer Jérôme D’Estais et de mener un bref entretien avec lui pour parler de son travail, en marge de la dernière édition de la Berlinale: