Lors de cette 50e cérémonie, Julia Roberts a reçu un César d’honneur, récompensant une carrière qui a marqué plusieurs générations de spectateurs et redéfini, à certains moments, le rôle des femmes dans le cinéma hollywoodien. Pourtant, cette distinction soulève une question troublante : pourquoi honorer aujourd’hui une actrice qui, depuis deux décennies, semble presque reléguée à la périphérie du cinéma de prestige ? Ce n’est pas son talent qui a disparu, mais bien l’industrie qui a cessé de lui offrir des rôles à la mesure de son potentiel. Dès lors, ce César n’est-il pas aussi le signe d’un échec plus global du cinéma, qui sacralise ses icônes féminines tout en les privant de véritables opportunités ?
L’industrie du cinéma a longtemps été marquée par un double standard en matière de vieillissement. Alors que les hommes conservent un statut de premier plan au fil des décennies – Brad Pitt et George Clooney continuant d’incarner des rôles de séducteurs, Tom Cruise perpétuant sa carrière de héros de films d’action – les femmes, elles, voient leur espace de jeu se rétrécir, brutalement, passée la cinquantaine. Elles sont sommées d’incarner des figures maternelles, des rôles secondaires ou des archétypes désincarnés, tandis que les grandes figures de l’héroïsme et du drame leurs échappent.
Le cas de Julia Roberts est révélateur. Durant les années 90 et 2000, elle a été une véritable force motrice du box-office, alternant comédies romantiques à succès (Pretty Woman, Notting Hill) et performances acclamées (Erin Brockovich, qui lui a d’ailleurs valu un Oscar). Pourtant, depuis plusieurs années, elle peine à retrouver des rôles à la hauteur de son talent, limitée à des productions où elle est souvent éclipsée par des acteurs masculins, ou contrainte de se tourner vers la télévision (Homecoming).
Et elle n’est pas un cas isolé. Meg Ryan, l’autre grande icône des comédies romantiques, a disparu du paysage cinématographique avant de tenter un retour à la réalisation, faute de propositions. Après une carrière jalonnée de succès dans les années 90 (Quand Harry rencontre Sally, Nuits blanches à Seattle), elle a vu son étoile pâlir non pas par manque de talent, mais parce que Hollywood ne lui offrait plus rien. La même injustice a frappé d’autres actrices de sa génération : Michelle Pfeiffer, autrefois magnétique et omniprésente, a dû patienter des années avant de retrouver un rôle principal dans French Exit (2020). Meryl Streep, malgré son statut quasi mythique, se retrouve bien souvent cantonnée à des rôles secondaires ou à des comédies légères, loin des partitions magistrales qui ont fait sa renommée. Sharon Stone, icône absolue des années 90, a quant à elle témoigné à plusieurs reprises de l’indifférence brutale de l’industrie à son égard une fois passée la cinquantaine. Elle, qui avait dominé le cinéma avec des performances inoubliables dans Basic Instinct ou Casino, s’est vue peu à peu reléguée à l’anecdotique.
Ce phénomène s’explique par plusieurs biais ancrés dans l’industrie. D’abord, une vision profondément patriarcale du désir et du pouvoir : le cinéma, notamment commercial, valorise les figures féminines tant qu’elles sont jeunes, séduisantes, malléables. Une actrice qui vieillit ne correspond plus à cet idéal de fantasme, et il devient plus difficile de lui assigner un rôle central sans remettre en question ces codes établis. Elle cesse d’être perçue comme une héroïne potentielle, une amoureuse crédible, une protagoniste forte, et se retrouve cantonnée à des fonctions satellites autour du personnage masculin principal. Ensuite, le manque d’audace des studios et des producteurs, qui rechignent à financer des films où des actrices de plus de 50 ans tiennent le premier rôle. On préfère leur attribuer des rôles de mère ou de femme d’un protagoniste masculin, sans arc narratif véritable. Cela traduit une frilosité économique, mais aussi une paresse créative : on préfère capitaliser sur de jeunes visages ou de vieux héros masculins plutôt que de repenser les récits et les dynamiques de pouvoir à l’écran.
Pourtant, il existe des contre-exemples. Certaines actrices parviennent à se réinventer : Cate Blanchett continue d’imposer sa présence dans des rôles forts, souvent en s’orientant vers le cinéma d’auteur. Tilda Swinton, grâce à son image androgyne et à son intelligence de jeu, échappe aux carcans de l’industrie. Mais ces cas restent rares et ne compensent pas l’immense déficit de rôles féminins puissants pour les quinquagénaires, sexagénaires et plus.
Ainsi, le César d’honneur attribué à Julia Roberts devrait être vu comme un signal d’alarme autant qu’un hommage. Pourquoi honorer une actrice que l’on a, en creux, privée de grands rôles depuis des années ? Cette récompense célèbre un parcours exceptionnel, mais elle met aussi en lumière un système qui préfère commémorer ses actrices plutôt que de leur donner de nouvelles opportunités.
Car ce qui devrait être une évidence ne l’est toujours pas : une actrice n’a pas de date d’expiration. Son talent ne se dissout pas avec le temps, il mûrit, il s’affine. Loin d’être un problème, cela devrait être une richesse pour le cinéma. Tant que l’industrie ne comprendra pas cette vérité élémentaire, elle continuera de distribuer des hommages à des figures qu’elle a, elle-même, reléguées dans l’ombre, comme pour masquer son propre échec. Julia Roberts méritait son César, bien sûr. Mais elle méritait encore plus de ne jamais devenir une actrice que l’on récompense par défaut, faute de lui avoir offert les rôles qu’elle aurait dû incarner.