Pour ceux et celles qui se demande pourquoi le film a été coupé en deux et censuré en France, les réponses par Michel Frodon :
«Nymphomaniac, volume 1» de Lars von Trier: ceci n'est pas un film érotiqueEcrire une critique à propos de ce qui sort en salles, en France, le 1er janvier 2014, sous le titre Nymphomaniac, Volume 1, est un exercice singulier.
Il s’agit en effet de la moitié d’un film, clairement présenté comme tel (et pas un épisode complet, comme par exemple avec la trilogie du Seigneur des anneaux).Encore est-ce la moitié d’une version courte du film, qui, avec le volume 2, durera 4 heures, tandis qu’
une version de 5 heures et demie est annoncée pour plus tard en 2014. En outre, cette moitié d’une version resserrée commence par un carton informant qu’elle a été censurée,
Lars von Trier ayant accepté les coupes opérées, bien que n’y ayant pas pris part. Il faudrait même ajouter qu’il est ici question de la version destinée à la France, des modifications spécifiques étant susceptibles d’être opérées en fonction des règles de censure propres à chaque pays.
Rien de tout cela n’est anodin, ni extérieur à l’enjeu de Nymphomaniac. Lars von Trier est un type sérieux, qui réfléchit avec ses films à un certain nombre de questions, même s’il cherche à donner à ces réflexions des formes susceptibles d’attirer et de séduire –et y réussit souvent. Parmi les nombreux sujets qui l'intéressent assez pour lui donner envie de faire des films figure la manière dont on raconte des histoires, dont on construit des représentations —à cet égard, les expérimentations de Dogville et Manderlay et le jeu formaliste de Five Obstructions avaient fourni nombre de propositions très originales, et passionnantes au moins pour les deux premiers.
Qu'est-ce qu'une oeuvre?La mise en question de la forme «œuvre» comme objet singulier —par exemple un film— fait à l’évidence partie des enjeux de Nymphomaniac. L’intelligence stratégique du cinéaste consiste à ne pas se contenter de mettre lui-même en place les variantes et altérations qui interrogent l’intégrité de l’œuvre, mais à obtenir la collaboration de forces sociales réelles, les procédures plus ou moins officielles, plus ou moins hypocrites de censure, qui contribuent à cette altération selon des formes variées, comme un plasticien offrirait son artefact à la morsure aléatoire de plusieurs acides.
Avec un tel projet, installer l’acte sexuel littéralement représenté au centre de l’affaire revient à s’assurer des réponses des différents gardiens des bonnes mœurs, et développer le projet d’un film de 5h30 à susciter la censure économique des marchands rétifs à semblable format. Le sexe, puisqu’on ne saurait ignorer qu’il va s’agir de cela, est également propre à assurer la curiosité des médias et d’un large public, alors même que l’essentiel des ressorts dramatiques qui portent le film concernent bien d’autres choses.
Durant les deux heures du film, une succession de scènes racontées en flashbacks par une femme nommée Joe évoque une série de situations où elle fait l’amour avec un grand nombre d’hommes, en montrant à l’occasion les attributs physiques de l’une et des autres. Le personnage est le même, mais la femme qui raconte est interprétée par Charlotte Gainsbourg, toujours aussi émouvante lorsque LvT la filme, y compris, comme c’est ici le cas, le visage entièrement tuméfié, alors que les épisodes en flashbacks sont joués par la jeune et charmante Stacy Martin, d’apparence aussi sage que l’essentiel de ses activités est supposé être torride.
Travail de cinéasteCes récits —les tribulations de miss Joe au pays du sexe— sont autant de paraboles interrogeant des notions telles que les usages de la technique, les rapports de pouvoir, les puissances de l’illusion, les limites du rationnel, ou même ce dont l’héroïne ne cesse d’affirmer qu’elle ne se soucie pas, l’amour. Relativement explicite, mais montrant le sexe comme une activité pratique mobilisant certains organes, comme on pourrait figurer l’entraînement intensif d’un sportif ou le travail à la chaine, Nymphomaniac est un film fort peu érotique. C’est aussi un film souvent drôle, très beau, et extrêmement intéressant.
Il commence par un mouvement suprêmement élégant: de concert, le personnage joué par Stellan Skarsgard et la caméra s’en vont littéralement recueillir l’être abandonné et quasi-défiguré qui git sous la pluie, dans une cour sinistre. La caresse de l’objectif descendant des toits noirs le long d’un ruissellement désespérant et le geste de l’homme seul soulevant le corps, puis, l’ayant mis au chaud, lui offrant du thé et la possibilité de se raconter, sont à l’unisson d’une même et grande générosité —pour autant qu’on puisse en juger, rien n’empêchera que plus tard, ceci comme cela prenne un autre sens.
Cet homme, Seligman, écoute Joe, la relance, commente ses cinq récits, sagement organisés en chapitres dûment numérotés et titrés. Elle, Joe, tient à installer son personnage sous le signe d’un jugement moral aussi négatif qu’absolu, faisant de ce qu’elle nomme sa nymphomanie le signe d’une indifférence égoïste et de penchants répréhensibles.
Avec beaucoup d’humour, de sagacité et de douceur, avec un traité de pêche à la ligne ou un prélude de Bach, Seligman ne cesse de déplacer les jugements qu’elle tire de ses propres actes, de les mettre dans une autre perspective. Un travail de cinéaste, quoi.
Des allures de boule à facettesCe jeu inventif prend des allures de boule à facettes, chaque séquence s'inscrivant dans une ambiance spécifique, qui renvoie à un genre cinématographique (drame, comédie, polar…) —et à l’occasion à un précédent film de Lars von Trier, comme le fantastique en noir et blanc de L’Hôpital, ici placé sous le signe maléfique d’Edgar Poe.
Esprit inquiet de multiples questions, Lars von Trier est avant tout un moraliste qui, à la manière des fabulistes anciens, construit des situations décalées pour mieux observer comment les humains se débrouillent —plutôt mal— pour malgré tout vivre ensemble. Une fellation ferroviaire au service d’un gag comportementaliste dont le thème n’est certainement pas le plaisir et à peine l’idée affichée de besoin de compétition pour s’affirmer, une primesautière comédie du non-mariage avec Shia LaBeouf ou la formidable scène de jalousie stratégique mise en œuvre par Uma Thurman en épouse abandonnée, aux confins du burlesque et du drame, participent de cet assemblage qui ne cesse d’explorer de nouvelles hypothèses.
Certaines sont bouleversantes, comme le choc du regard de la fille aimante avec le corps souillé et délirant du père, et l’injonction de devoir vivre avec ça. Avec comme horizon une réelle mélancolie, sous le signe obsédant, lui, non du désir mais de la solitude.
Comme dans Gertrud de DreyerA ce stade (celui du Volume 1), le meilleure référence qu’on puisse trouver à Nymphomaniac serait le chef-d’œuvre testamentaire du cinéaste le plus admiré de LvT, Carl Dreyer. Comme dans Gertrud (mais avec l’écart qui sépare son époque puritaine de nos temps réputés libérés), l’héroïne fait l’expérience de multiples tentatives sans y trouver jamais l’accomplissement. Soit (dans les deux cas), une assez littérale traduction romanesque d’Au-delà du principe de plaisir de Freud, fondé sur le principe de répétition.
La sexualité est donc entièrement à sa place ici, mais comme ressort théorique ou comme exemple particulièrement efficace d’une intelligence des comportements individuels et des rapports humains d’une manière plus générale. Aux confins de cet intérêt et de ses avantages en terme de médiatisation, l’activité sexuelle se révèle donc un parfait relai pervers, ni inexact (oui il y a souvent des scènes de cul dans Nymphomaniac), ni superflu (le sexe alimente efficacement les réflexions du film), ni en phase avec les attentes lubriques suscitées.
Rusé, le réalisateur n’en reste pas là: grâce à une poignée d’images présentées comme venant du deuxième film, il laisse entendre à la fin que celui-ci sera aussi troublant et dérangeant que le volume 1 est distancié. A voir.Jean-Michel Frodon