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Kong : Skull Island – Retour réussi

Mis à jour le 8 avril, 2017

Il y a près de quinze ans, Peter Jackson ressuscitait le King Kong (1933) de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack. Le réalisateur de Braindead et de la trilogie du Seigneur des anneaux faisait alors le pari du numérique, remplaçant habilement les maquettes et la stop motion de l’original par des fonds verts et autres techniques de performance capture. Particulièrement réussi, le film avait su s’attirer les suffrages conjoints du public et de la critique. Difficile alors d’imaginer une suite, et la mise en chantier de Kong : Skull Island – placé entre les mains de Jordan Vogt-Roberts, principalement connu pour ses réalisations télévisuelles (séries et documentaire) – n’avait pas forcément été perçue comme une annonce de bon augure ; une impression encore renforcée par sa bande-annonce testostéronée, pleine d’explosions auditives et visuelles. Mais la qualité d’un film se joue en acte, c’est-à-dire en salles. Le Mag cinéma vous livre son verdict.

Strates historiques

Le premier King Kong discutait habilement de sa période de production. Le singe géant, déporté de l’île de Skull Island pour détruire la cité new yorkaise, apparaissait comme un exutoire à la crise économique de 1929. De façon sous-jacente, sa violence et sa bestialité actualisaient les frustrations d’un public meurtri par la Grande Dépression. La distance historique aidant, Peter Jackson allait encore plus loin, introduisant son film par une description très réaliste de l’Amérique du début des années trente. Les longues files d’attente devant la soupe populaire se faisaient symptômes de l’atmosphère d’une époque marquée par la pauvreté, la faim, mais aussi par les écarts de plus en plus importants entre les classes sociales. Tout comme chez Cooper et Schoedsack, Kong incarnait une force critique, enclenchant une prise de conscience humaniste. Le film de Jordan Vogt-Roberts reprend à son compte ce credo historique, mais décale sa perspective pour embrasser une plus large période, allant de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à celle du conflit vietmanien. Kong : Skull Island est donc imprégné de l’esprit des fifties, s’originant dans l’angoisse de la guerre froide et des essais nucléaires. Les images d’archive composant son générique d’ouverture dressent le portrait d’une Amérique rongée par sa propre modernité. C’est l’ère de l’électronique et du péril rouge, de la colonisation politique, puis de la contre-culture. Dans le cockpit de l’hélicoptère, les turbulences atmosphériques agitent la figurine du Président Nixon dont la tête semble toujours prête à exploser. La déconvenue de l’armée américaine au Vietnam n’a pas encore été digérée, à la Skull Island de la prendre en charge.

Tout comme l’île du roi Kong prend la forme d’une strate tellurique ayant émergé à la surface, le film se présente comme l’actualisation d’un inconscient historique. En rapprochant les guerres, le réalisateur et ses scénaristes, Max Borenstein et Dan Gilroy, (d)énoncent leurs similitudes, et en premier lieu le difficile retour à la maison. Prisonnier de l’île depuis 1944, le pilote Hank Marlow (truculent John C. Reilly) partage sa condition avec les jeunes recrues tout juste sorties de l’enfer du Vietnam. Skull Island apparaît comme un nouveau moyen de repousser la Frontière. Territoire vierge, l’île du Crâne est une sorte d’Eldorado, la possibilité d’oublier les échecs du passé pour réécrire l’Histoire. De fait, l’espace accueille les réminiscences du dernier conflit : forêts brulées au napalm, hélicoptères crachant balles de mitraillettes et accords de guitares ultra-bruyants. Tout comme dans Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), l’action militaire est vécue comme une colonisation territoriale et culturelle. En partant en guerre contre Kong, l’officier Preston Packard (Samuel L. Jackson dont le personnage de soldat assoiffé de sang permet de renforcer le fanatisme et le caractère mythologique dont est empreinte sa persona, la conviction avec laquelle il compare les hélicoptères de l’armée américaine aux ailes d’Icare rappelle celle qui animait ses prêches dans Pulp Fiction) croit tenir sa vengeance, le moyen de retarder l’inévitable retour au pays et d’assumer ses péchés. Errare humanum est, dit le dicton. Si l’erreur est humaine, la guerre en est la preuve la plus éclatante.

Un Kong peut en cacher un autre

King Kong et son remake supposaient la traversée d’une puissance primitive incarnant le reflet d’un monde occidental profondément archaïque. En ancrant son récit sur la seule Skull Island, cette nouvelle version se détache de ses modèles pour lorgner du côté des films d’aventures des années cinquante et soixante (The Lost World ; The Lost Continent) et de leurs variations contemporaines (la saga des Jurassic Park). Si à l’origine le singe géant apparaissait comme une figure autonome, et donc possiblement nomade, il est ici une partie intégrante de l’écosystème de l’île. Là où Peter Jackson favorisait le caractère anthropomorphe du singe, Jordan Vogt-Roberts fait de sa créature une entité plus végétale qu’animale. Sa stature fait écho à la verticalité des montagnes, tandis que ses poils paraissent partager la texture de la mousse et des feuillages. Cette qualité n’enlève rien à l’hyperréalisme de sa représentation qui se rapproche ici de façon fort convaincante de son référent simiesque en prise de vue réelle, permettant de relativiser notre enthousiasme initial à l’égard de la performance capture, technique fort couteuse et dont les possibilités mimétiques semblent aujourd’hui pouvoir être obtenues par d’autres biais. À cette fidélité dont profite la figure de Kong s’oppose le caractère quelque peu abstrait de ses congénères préhistoriques. On se trouve ici en plein à l’intérieur d’une tendance contemporaine qui semble favoriser l’imaginaire visuel sur la copie figurative (songeons aux formes extra-terrestres de Premier Contact [Denis Villeneuve, 2016]). Ce choix formel se révèle cohérent, permettant d’amplifier la fusion entre l’animal et son environnement naturel (du buffle endormi sous l’eau à l’araignée aux pattes en forme de troncs d’arbres, en passant par les fourmis géantes recluses dans le hors-champ de la forêt), tout en se répercutant aussi sur la forme d’ensemble du film marquée par les compositions vaporeuses (la brume entourant l’île) et monochromatiques.

À l’instar de Jurassic World (Colin Trevorrow, 2015), Kong : Skull Island n’hésite pas à commenter sa nature synthétique. La visite du sanctuaire aborigène permet aux héros de découvrir des formes artistiques proches de peintures rupestres, représentant le bestiaire de l’île. Les effets de trompe-œil permis par l’image de synthèse sont ici réfléchis à travers l’aplat de la peinture. L’absence de profondeur révèle le modèle d’origine de toute image, tandis que leur décomposition sur les stèles renvoie à l’incrustation du montage numérique, multipliant les cadres dans le cadre, et soulignant la nature première de l’île : un microcosme insulaire, projetant autant qu’accueillant les fantasmes de ses visiteurs (voir la quantité importante d’inserts sur les yeux émaillant la structure formelle du film), à la manière d’une toile… cinématographique.

Inutile de bouder son plaisir, Kong : Skull Island se révèle finalement être une bonne surprise. S’il répond bien au cahier des charges de tout blockbuster qui se respecte, le film propose à son public une forme léchée assortie d’une réflexion bienvenue sur les enjeux de la guerre, d’hier comme d’aujourd’hui.

 

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